Par Véronik Lamoureux
Alors que certaines personnes souhaitent voir disparaître les cours de français au cégep et hurlent à la complexité des participes passés pronominaux, plusieurs s’inquiètent au contraire du déclin progressif de la langue française au Québec, en particulier dans la grande métropole de Montréal. À qui la faute ? Au vieil ennemi, le vilain anglais, ou aux nouveaux arrivants parlant de tierces langues qui, devant le choix entre les deux langues officielles, se laissent inévitablement séduire par la langue de Shakespeare et boudent Molière ? Quoi qu’il en soit, le 28 novembre dernier, le Mouvement des jeunes souverainistes (MJS) s’est réuni devant l’hôtel de ville de Montréal pour une manifestation rassemblant plus de 400 jeunes souhaitant transmettre un message principal : le gouvernement doit sans plus attendre mettre en place des actions concrètes pour freiner le recul accéléré de la langue française au Québec.
Au terme d’une excitante fin de semaine dans la « grande ville », Jacinthe se dirige vers un restaurant à déjeuner en se léchant les babines, remplie de joie à l’idée de s’empiffrer de sauce hollandaise et de bacon. Alors qu’elle pénètre dans le restaurant, une jeune femme dans la vingtaine attrape un menu, ouvre la bouche et dit : « Bonjour, Hi. Would you prefer a booth or a table? ». Comme Jacinthe n’est visiblement pas bilingue, elle reste debout, les bras ballants, l’air à la fois interdit et désespéré. La jeune serveuse, appelons-la Jennifer, lève les yeux au ciel et pousse un soupir si profond que celui-ci secoue l’anneau qui pend à sa narine droite. « Vous parlez français », maugrée-t-elle, l’air franchement dégoûté de devoir s’exprimer dans la langue officielle à 8 h le matin avant son premier latte in English.
Selon les études qui s’intéressent au sujet, la multiplication des Jennifer hipsters et blasées dans la belle métropole constitue une véritable menace qui se propage comme la COVID-19 dans un CHSLD : « Dans un rapport portant sur l’évolution de la situation linguistique au Québec publié en avril 2019, l’Office québécois de la langue française (OQLF) concluait que l’usage du français comme langue d’accueil unique dans les commerces de l’île de Montréal avait chuté de 84 % à 75 % comparativement à 2010. »
What decline?
Ce qui n’aide certainement pas la cause des militants de la langue française, c’est le refus des politiciens d’admettre un déclin aussi évident que le nez au milieu d’un visage. Dans une chronique parue dans Le Devoir le 19 novembre dernier, Michel David faisait état d’une frasque récemment commise par une députée libérale, Emmanuella Lambropoulo, lors d’une rencontre avec le Comité permanent des langues officielles. En effet, il semblerait que la jeune députée bilingue ait commis le crime de remettre en question le recul de la langue française dans un anglais impeccable, ce qui d’une certaine façon, tendait à prouver le phénomène qu’elle s’évertuait pourtant à remettre en question.
Cette ineptie sortie de nulle part a véritablement soulevé l’indignation chez les membres du parti et du comité : « La ministre responsable des langues officielles, Mélanie Joly, s’est dite “extrêmement surprise”, “stupéfaite”, “abasourdie” et “déçue” des propos de Mme Lambropoulos. Sa collègue de Brossard–Saint-Lambert, Alexandra Mendès, a déclaré : “Elle est bilingue, pourquoi n’a-t-elle pas posé sa question en français ? On sait combien la question de la langue est sensible au Québec. C’est une question de respect et c’est une question de constater ce qui est évident.” Évident, certes, mais tout de même un phénomène d’une complexité certaine.
Savoir n’est pas synonyme de transmettre
Il y a deux ans, les statistiques semblaient à première vue encourageantes : “[…] Il y a 94,5 % des Québécois qui sont capables d’avoir une conversation en français. C’est le chiffre le plus élevé jamais vu”, avait déclaré l’analyste politique de Radio-Canada Michel C. Auger lors de son passage à Tout le monde en parle en 2018. Cependant, si savoir “parler” le français est une chose, il semble que ce ne soit pas “la” chose qui pourrait assurer la pérennité de la langue française au Québec : “[…] l’essentiel pour la survivance de la langue n’est pas de savoir se débrouiller tant bien que mal (les critères de ‘StatCan’ ne sont pas très sévères) dans la langue de Molière, c’est de l’adopter et de la transmettre à ses enfants. Bref, c’est la langue d’usage à la maison qui est l’indicateur le plus significatif, ici”, a tenu à souligner Steve E. Fortin pour nuancer les statistiques faussement encourageantes évoquées par Michel C. Auger.
Selon l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), en 2018, le français était la cinquième langue la plus parlée au monde avec 300 millions de locuteurs, représentant 4 % de la population mondiale (une personne sur 26), dont 235 millions en faisant un usage quotidien représentant 3,2 % de la population mondiale (une personne sur 32). Estimé à 300 millions en 2018, le nombre de francophones approchera les 700 millions en 2050 soit 8 % de la population mondiale (1 personne sur 12), et 85 % de ces francophones seront en Afrique du fait de la croissance démographique.[1]
L’anglais, de son côté, se situe évidemment au premier rang avec 369,7 millions de locuteurs (langue maternelle) et 898,4 millions de locuteurs (langue secondaire).[2]
Une bataille perdue d’avance ?
En réponse à la manifestation du 28 novembre et à ce déclin accéléré de la langue française, le gouvernement du Québec a pris sur lui de déposer un projet de loi en 2021 pour entamer la réforme de la Charte de la langue française afin de resserrer certaines dispositions de la fameuse Loi 101. Toutefois, une question demeure : est-ce que cette initiative suffira à ralentir le phénomène d’anglicisation dans la grande métropole ? Comme l’adage français québécois impeccable le dit, qui vivra verra.
Références
- Cliche, J.-F. (2018, 20 avril), Le français est-il en déclin au Québec ?, Le Soleil.
- Gildener, D. (2020, 28 novembre), Déclin du français : manifestation devant l’hôtel de ville de Montréal, Journal Metro.
- David, M. (2020, 19 novembre), Le crime d’Emmanuella, Le Devoir.
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_langues_par_nombre_total_de_locuteurs
Crédit Photo @ Simon RD