Par Daniel Gaumond
C’est le 11 avril dernier que le Centre culturel de l’Université de Sherbrooke célébrait sur scène le 104e anniversaire de la pièce de théâtre Pygmalion. Parue pour la première fois en 1914, cette œuvre est issue de la plume du dramaturge irlandais George Bernard Shaw et elle s’est vue depuis adaptée en film (1938) et en comédie musicale (1956). Mise en scène par Martin Lavigne et produite par La Comédie humaine, c’est par une pièce hors du commun que le public présent mercredi soir a été charmé.
Cette adaptation québécoise de la pièce britannique troque la ville de Londres pour y dévoiler plutôt un Montréal plongé dans une Grande Dépression, à la veille d’une Seconde Guerre mondiale imminente. C’est dans ce contexte triste et sombre que se déroule la rencontre d’Elisa, une jeune mendiante errant dans les rues de la métropole pour y vendre ses fleurs, avec le professeur linguistique Higgins et son ami le colonel Le Berre, qui se voient tous deux fascinés par le charabia incompréhensible et éclectique de cette première. Ainsi, ces deux gentlemans se donnent comme défi commun de changer cette pauvre femme en une grande dame de la Cour, du moins en apparence, par l’entremise de leçons linguistiques et phonétiques pour lui faire parler un français correct ainsi que par l’enseignement des bonnes manières. À la manière de Pygmalion, ce sculpteur grec qui façonna un tas de roche en une femme si belle qu’il s’en éprit d’amour, les deux hommes transforment cette itinérante effrontée et repoussante en une princesse charismatique et polie. À son tour, cette dernière saisit cette opportunité pour se sortir de la rue et pour peut-être, éventuellement, se décrocher un emploi.
Dans un ton léger et humoristique, la pièce aborde les thèmes de la pauvreté, de la place de la femme et de l’hypocrisie sociale. Alternant entre le français soutenu de la bourgeoisie et le joual relâché de la classe ouvrière, ses dialogues reflètent le portrait d’une société québécoise hiérarchisée et fragmentée en elle-même. C’est par l’entremise de la langue des personnages qu’on observe une importante rupture entre la culture et l’environnement des citoyens d’une même communauté. Aussi bien que lorsque le colonel s’adressa au père d’Elisa en disant « mais vous n’avez donc aucune moralité ? », celui-ci lui rétorquera « voyons, j’suis pas assez riche pour m’offrir ça ! ».
Dans une approche interactive et participative, la pièce débute avec les itinérants qui déambulent entre les sièges du public, vendant des fleurs ou titubant d’une démarche d’ivrogne, avant que le rideau rouge ne se lève et dévoile sur scène un salon chic et raffiné adjacent à un bureau, qu’on devine être celui du professeur par la gigantesque bibliothèque et le gramophone qui s’y trouvent. La combinaison des costumes d’époque, mêlant vestons de velours, robes longues et bandeaux de plumes, avec le style victorien du décor reflète bel et bien l’ambiance bourgeoise et le statut privilégié des personnages, avec lesquels l’allure piteuse et sale de la mendiante détonne de façon radicale. De plus, celle-ci ne cesse de nous surprendre par l’étendue de son répertoire musical, passant par un folklore à La Bolduc qui fera taper les mains du public sur son rythme à une sérénade d’opéra qui se méritera tout simplement une torrée d’applaudissements. Toutefois, le réel génie de la pièce réside dans les jeux phonétiques auxquels s’exercent les acteurs à travers de nombreux tourne-langues, des expressions incongrues, une syntaxe désordonnée et des accents distincts.
Malgré quelques clichés et un humour parfois clownesque, la pièce réussit tout de même à nous faire rire et à nous accrocher par son intrigue. De toute façon, si elle perdure depuis près de 104 ans, c’est que la recette doit être gagnante, n’est-ce pas?
Crédit Photo @ La Comédie Humaine