Comme une nymphe en souvenir

Crédit photo © Vicky Tous les jours de ma vie

Par Guilhem Gosselin

Chapitre I – Le vieil homme et sa plume

Je me suis finalement décidé à écrire. Et pourtant, depuis combien de temps ma plume n’a-t-elle pas vogué sur les pages de mon journal sans qu’un mot ne s’y soit inscrit? Combien d’heures n’ai-je pas passées à sillonner ainsi mon carnet avec mon crayon ne laissant pour unique trace que l’empreinte de la pointe sur la chair blanche du papier? Troublant, et si ce n’avait été de ce jeune garçon que j’ai rencontré il y a deux jours, j’aurais sûrement continué ainsi encore bien longtemps. Il n’y a pas à dire, je vieillis. Et ce n’est pas la seule surprise que ce petit bonhomme provoqua. Mais une chose à la fois.

J’étais alors dans une petite clairière au pied du mont Orford que je venais de découvrir. Comme à mon habitude, depuis que je suis retourné dans ce petit coin de pays, j’avais erré quelques heures dans les sentiers qui enveloppent la montagne avant de me poser à cet endroit. Une grosse pierre s’y trouvait et me semblait le siège idéal pour mon vieux corps qui marchait déjà depuis plusieurs heures.

J’aime déambuler ainsi sans connaître ma destination et m’aventurer hors des sentiers battus afin que mon pas jamais ne foule la même terre. Ce n’est pas grand-chose vous me direz, mais c’est ma manière à moi de cultiver un peu d’émerveillement en intégrant l’inconnu dans mon parcours, mais surtout, et peut-être en raison de cela même, de fuir au loin l’insidieuse prison du quotidien. J’ai toujours eu un dégoût terrible pour la stagnation.

Mais il y a un autre élément aussi, la nature. Souvent je blague en disant que le mont Orford est mon Alaska à moi, la terra incognita de mes vieux jours. C’est non sans raison que j’y vagabonde toujours par des chemins différents, que je me laisse le plaisir de découvrir ses différents visages en m’y promenant de jour comme de soir, été comme hiver. J’y ai même dormi quelquefois, accoudé sur son flanc à écouter le paysage ambiant et à contempler le ciel de jais parsemé d’étoiles. Il y a quelque chose de troublant et de magique dans ces moments, d’autant plus lorsque tu vois au loin le bruissement inaudible de la frénésie citadine, alors que toi, tu es tout juste posté à la frontière du silence de l’homme et de la nature. L’homme… il n’y a pas à dire, c’est un animal bruyant, un animal bête et bruyant et qui s’entête à l’être.

Bon, je digresse encore, mais c’est mon journal après tout, je fais bien ce que je veux. Qu’importe, j’étais donc dans cette petite clairière depuis une bonne heure au moins quand j’entendis un bruit à ma droite qui me fit sursauter. Et au moment de me retourner, je reçus un objet en plein visage. Je réussis à garder mon équilibre, mais carnet, crayon et bouteille d’eau n’ont pas eu la même chance. Mon cœur tremblait tant j’étais surpris et mon œil cherchait avidement la source de ce désagrément, lorsque je vis un petit garçon sortir d’entre les arbres. Le tranchant de mon regard dut lui faire peur puisqu’il se figea dans son élan et me fixait de ses grands yeux. Peut-être fut-il surpris autant que moi de rencontrer quelqu’un dans ce lieu isolé.

Cela prit plusieurs secondes avant que l’un de nous ne brise le silence. Il s’approcha alors de moi et comprenant qu’il m’avait heurté avec son ballon, il s’excusa et m’aida à ramasser mes affaires. Mais le crayon manquait. Nous le cherchâmes alors pendant de longues minutes, ce qui nous permit de faire connaissance, mais notre attention était rivée sur la recherche du crayon, et l’enfant tout particulièrement, la culpabilité le talonnant, j’imagine. Moi aussi je le cherchais activement, c’était le stylo à plume que j’utilisais depuis des années. C’est fou comme on peut s’attacher à de petits objets. Ils cristallisent une gamme de souvenirs et d’émotions, et semblent l’étrange reflet de visages aimés qui parcoururent notre vie. C’était le cas pour ma plume, cadeau d’une précieuse personne.

Souvent je blague en disant que le mont Orford est mon Alaska à moi, la terra incognita de mes vieux jours.

Le petit garçon finit par la trouver et tout content de sa découverte, et peut-être aussi d’avoir réparé son erreur, il s’approcha de moi pour me la remettre. « C’est la première fois que je vois un crayon comme ça », me dit le jeune garçon alors que nous nous approchions de mon siège rocheux. « Ah! Eh bien c’est un crayon spécial, lui avais-je répondu, c’est le seul qui puisse écrire l’histoire que je suis en train d’écrire. » Je le taquinais un peu en tentant de provoquer sa curiosité. Et paf, dans le sac, il me demanda quelle était cette histoire et sans répondre, je lui mis mon carnet entre les mains tout en m’asseyant. Devant moi, il commença à le feuilleter et après avoir tourné et retourné les pages du carnet, et même tourné le livre à l’envers, il leva la tête et me regarda avec de grands yeux perplexes avant de me dire : « Mais monsieur, il n’y a rien d’écrit dans votre livre! »

Je me mis à rire intérieurement. Bon il ne doit pas savoir lire encore, ou il n’arrive pas à lire mon écriture, m’étais-je dit. « Sais-tu lire, mon enfant? » Sans hésitation, il me répondit par l’affirmatif, avec un ton qui trahissait la fierté. « Je suis même le meilleur de ma classe », dut-il renchérir pour appuyer son point. Il serait donc tombé sur des pages encore vierges de mon journal. « Bon, d’accord. Continue à feuilleter, tu trouveras bien. » Il s’exécuta avec un sérieux d’enfant et d’un œil distrait, je le regardais faire, tout en buvant une gorgée d’eau.

Je n’osais le distraire, il semblait si captivé, mais à le voir ainsi, survoler mon journal et le retourner en tous sens, je commençais à douter de sa parole. « Ah!, s’exclama-t-il, il y a quelque chose sur cette page, mais je n’arrive pas à lire. » Un petit sourire se dessina sur mes lèvres. Je repris mon journal, un doigt pour garder la page en note, et l’invitai à s’assoir à mes côtés. « Veux-tu que je te raconte l’histoire de cette page? » Il hocha de la tête.

J’approchai le journal de mes yeux, pour mieux lire, mais… je ne comprenais rien de ce qui était écrit. Rien! C’était un gribouillis de lignes noires. Je l’approchai un peu plus encore de mon visage, ce qui provoqua un gloussement chez le petit garçon. Rien à faire, je ne comprenais rien. Et à mon tour j’ai commencé à feuilleter mon journal, page après page, et plus j’avançais dans le temps, plus l’angoisse commençait à m’étreindre. Page après page, les mots palissaient, l’encre s’étiolait et les mots s’effaçaient, disparaissaient… Impossible! J’arrivai à l’endroit où je savais avoir déposé mes derniers mots et… rien! Vide! Pas un mot! J’étais pétrifié…


 

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