S’émanciper du PIB par l’autonomie, la liberté et la justice 

Par Louis-Philippe Renaud  

Yves-Marie Abraham critique l’économie devenue synonyme de capitalisme. 

*Ce texte fait partie d’une série de dix articles consacrés au besoin de sortir d’une trajectoire non durable.  

Spécialisé en sciences de la gestion, Yves-Marie Abraham est professeur agrégé au Département de management au HEC à Montréal. Ce sociologue critique l’économie devenue synonyme de capitalisme. Selon lui, la décroissance est la seule façon de mettre un terme à la catastrophe écologique en cours et aux injustices sociales. Voici le résumé de l’entrevue réalisée avec cet esprit vif et libre. 

D’entrée de jeu, Yves-Marie insiste : « La réalité spécifique du capitalisme est plus qu’un mode de production. Elle s’incarne dans une forme de vie sociale entièrement tournée vers l’accumulation du capital, avec ses propres normes et ses propres lois, loin d’être universelles… » 

Un travail salarié sert à enrichir une entreprise qui possède déjà probablement plus de capital que celui qui offre sa « force de travail ». Bien sûr, cela aide à payer le loyer, qui, lui aussi, enrichit des propriétaires plus fortunés qui savent manier les lois du marché. 

Même si les normes de cette économie favorisent de manière disproportionnée une minorité, l’essentiel reste la croissance du produit intérieur brut (PIB) et sa fièvre productiviste. Le sociologue souligne que cet indicateur ne mesure que la valeur monétaire des biens et des services produits. Évidemment, ce système inégalitaire profitera à qui détient du capital à investir. Tout État, même communiste, acquerra alors des pouvoirs et une richesse dérivant du capital. 

Un État comme le Canada s’enrichit en imposant et en taxant la « vitalité » économique. La croissance augmente, son trésor public aussi ! Il peut alors distribuer des services et développer son armée. L’État se transforme en une gigantesque entreprise entièrement dévouée à l’accumulation, entrainant une rivalité féroce avec les autres nations. 

Une richesse relationnelle et qualitative 

Yves-Marie s’efforce de faire comprendre l’urgence de réévaluer une richesse plus qualitative. L’un des plus grands problèmes avec cette économie est qu’elle a confondu l’accumulation de richesses et le capital. Le PIB ne considère pas la valeur inestimable de nos relations humaines et celle que nous entretenons avec l’ensemble du vivant, qui constituent une véritable source de bien-être et de sécurité.  

Prenons l’exemple de l’eau potable : essentielle à la vie. Sans elle, aucune existence ne demeure possible. Eh bien, quand des entreprises en bourse peuvent l’embouteiller et la vendre, le PIB croît et le capital des actionnaires fructifie. Or, l’industrie du plastique utilise environ 8 à 9 % des ressources mondiales en pétrole et en gaz. Et devinez ce qui se retrouve dans nos cours d’eau, la nature, nos aliments, notre corps, notre cerveau et même dans le lait maternel ? 

Quoi faire 

Yves-Marie propose la mutualisation. D’abord, mettre en commun nos forces, nos moyens et nos richesses. Ensuite, « définir ensemble ce que l’on désire produire et les services dont nous voulons bénéficier pour sortir de la dépendance à la croissance économique ».  

J’ose alors lui demander ce que nous pourrions mutualiser dans un avenir pas si lointain. Je ne suis pas naïf, l’amplification du dérèglement climatique, des bouleversements des écosystèmes et de la pollution finiront inévitablement par souffler nos châteaux de cartes. La globalisation du capitalisme financiarisé repose sur de la richesse virtuelle, en partie fictive. Mettre en commun nos chiffriers Excel ne fera pas pousser de légumes… 

Yves-Marie n’est pas dupe, les « marchés financiers n’échangent que des promesses de gains, de biens futurs. C’est du capital fictif, comme disait Marx ». Dans un monde post-croissance, « il reste des territoires, une nature plus ou moins fragile, des bâtiments, des connaissances, notre énergie personnelle, nos corps, nos intelligences, notre volonté… » 

Vient le sujet des « communs ». Ces richesses entre les mains « de collectifs qui ont pour raison d’être de satisfaire un besoin essentiel, tel que manger de bons légumes grâce à leurs jardins » font alors sens. L’entraide, par le biais de coopératives par exemple, permet « de créer des conditions d’existence qui ne dépendent plus de la nécessité de produire et d’acheter des marchandises ». 

Je l’interroge sur la place de l’État. Il collabore avec d’autres personnes sur l’idée de biorégion, une approche écologique qui résonne également chez Alain Denault. Il est nécessaire de « concevoir une réorganisation de notre société à une échelle plus locale et municipale », qui s’accompagnerait d’une « décentralisation et d’une déconcentration du pouvoir », de manière que les régimes politiques deviennent « réellement démocratiques ».  

Montréal a tout intérêt à soutenir les communs, et le fait déjà. Elle fournit des ressources, des compétences, des formations, des infrastructures et, parfois, un peu d’argent pour finalement générer des économies budgétaires. Les communautés d’entraide à fort tissu social sont des trésors collectifs.  

Qui le fera, et comment? 

Pour aller dans ce sens, Yves-Marie souligne l’importance d’une combinaison de mouvements sociaux et politiques. Le pouvoir, lorsqu’il est aux mains de communautés ancrées dans leur milieu, implique de prendre soin de ce qui leur tient à cœur. Ce faisant, il engendre de la résilience. « L’autonomie c’est la possibilité d’avoir un contrôle sur sa vie, aujourd’hui complètement dominé par la logique capitaliste et la logique techno-scientifique. » 

J’arrête Yves-Marie pour lui demander s’il faudra que tout le monde acquière ce savoir pour changer profondément de trajectoire. Il me parle alors de l’essai récemment traduit de Maria Mies et Veronika Bennholdt, intitulé La Subsistance : une perspective écoféministe

Ces sociologues ont été à la rencontre de femmes des pays du Sud non scolarisées dans les années 70-80. Elles montrent qu’on peut, naturellement, mettre en priorité de prendre soin du vivant et de le défendre, sans l’appui de grandes théories. Pour elles, aucune relation de profit ne devrait remplacer celle de subsistance. L’autonomie découle de « la confiance en soi, l’aide mutuelle, l’auto-organisation, l’auto-approvisionnement et les réseaux locaux et internationaux ». 

Yves-Marie ajoute alors que nous devons remettre en question notre relation avec l’argent afin de retrouver un mode de vie ancré dans le sensible et la matérialité. Il mise sur l’altruisme et la coopération pour un monde souhaitable. L’élan de solidarité avec les foules de bénévoles espagnols qui marchaient vers Valence après les pluies torrentielles et les inondations en octobre l’inspire. Passer d’une société de consommation à une société de relation autour de repas partagés, produits collectivement, lui donne le goût de demain. On met la table ? 


Crédits: Yves-Marie Abraham

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