Par Félix-Antoine Bourque et Samuel Cartier

David…
Imaginez. Depuis votre enfance, l’art est votre passion. C’est ce qui donne un sens à votre vie. L’art vous parle, s’adresse à vous et vous demande de l’étudier afin de connaître tous ses secrets. À travers le temps, à travers vos expériences, à travers vos apprentissages, vous développez un style artistique qui vous appartient, qui est à vous sans équivoque.
Et puis, tout change. Le monde est inondé avec des œuvres qui ressemblent presque aux vôtres. Vous y reconnaissez l’essence de vos travaux, de votre labeur et de vos rêves. Vos dizaines de créations uniques sont devenues quelques-unes parmi des milliers de semblables. Vous êtes indigné et vous sentez que justice doit être faite
Cependant, vous allez faire face à un problème. Ce n’est pas quelqu’un qui vous imitait, qui vous copiait… c’est quelque chose.
Goliath…
Ce quelque chose, il vous fait peur. C’est un monstre, et pas n’importe lequel. C’est un léviathan. Il ingurgite ce que vous avez créé de plus précieux pour le recracher sur le monde… sans que vous ayez un mot à dire.
Vous l’aurez compris, ce monstre est l’intelligence artificielle. C’est un monstre à plusieurs têtes : ChatGPT, DALL-E, Midjourney, et bien d’autres. Aujourd’hui, le marché de l’intelligence artificielle est évalué à près de 200 milliards de dollars et devrait atteindre les 1 000 milliards en 2027. Les entreprises d’intelligence artificielle débordent de capital et les amener en justice pourrait être coûteux pour ceux qui entreprendront les démarches.
Un combat à l’international
Partout dans le monde, les artistes (humains) essaient de mettre le frein sur les pratiques des grandes compagnies d’IA.
Au Canada, le Writer’s Union of Canada (WUC) représente les intérêts des écrivains du pays. Par le biais d’une lettre ouverte au gouvernement en 2021, le WUC a revendiqué plusieurs choses afin de protéger les écrivains canadiens contre ce qu’ils considèrent comme des abus des technologies liées à l’intelligence artificielle. Notamment, ils souhaitent mettre un terme à l’utilisation sans permission des œuvres soumises au droit d’auteur à des fins d’entraînement pour l’IA. En effet, dans la pratique actuelle, il est excessivement rare que la permission des artistes soit demandée par les entreprises d’IA qui utilisent leurs travaux… Il est encore plus rare que ces mêmes artistes se fassent rémunérer. Si la politique proposée par le WUC était adoptée, un marché économique verrait le jour et les artistes recevraient la vraie valeur pour leurs œuvres utilisées par l’IA. Le WUC craint toutefois que le Canada fasse une exception en faveur des IA afin de favoriser le développement technologique.
Aux États-Unis, plusieurs litiges importants sont en cours. Entre autres, celui du New York Times (NYT) contre OpenAI (ChatGPT). Le journal allègue que la plus grande entreprise en intelligence artificielle enfreint ses droits d’auteur en utilisant illégalement ses œuvres dans l’entraînement de ses modèles (une critique similaire à celle du WUC). Additionnellement, le NYT soutient qu’il est possible pour l’IA de « mémoriser » des parties de textes (ou des textes entiers) et de les reproduire presque mot pour mot. Le NYT a aussi trouvé que ChatGPT pouvait produire des textes qui permettent aux utilisateurs de contourner un abonnement et d’obtenir un résultat qui dépasse ce qui devrait être disponible gratuitement à partir d’une recherche en ligne. Selon le Times, OpenAI retire l’incitatif de s’abonner à leur produit et pose un problème pour l’avenir du journalisme.
C’est une poursuite curieuse, voire ironique, puisque le New York Times a pris la position sensiblement inverse lors d’un litige contre ses propres écrivains en 1997. Dans New York Times Co. v. Tasini, le journal était poursuivi par des écrivains à contrat qui revendiquaient leurs droits d’auteurs sur leurs articles qui avaient été placés sur des banques de données électroniques du NYT. Le Times avait argumenté qu’un jugement en faveur des écrivains nécessiterait un effacement massif d’articles stockés électroniquement et que l’impact sur les articles électroniques serait inestimable. Une position qui se range clairement du côté des avancements technologiques aux dépens des droits des artistes sur leurs œuvres.
Au Royaume-Uni, la compagnie Getty Images (connue pour les Stock photos) poursuit Stability AI, le créateur de Midjourney. Les revendications de Getty Images sont très semblables à celles faites par le WUC et NYT. En effet, selon Getty Images, les créations du logiciel Midjourney, qui s’est entraîné sur des bases de données comprenant le catalogue de Getty Images, sont en réalité des copies synthétiques d’œuvres protégées par le droit d’auteur. Le jugement de cette poursuite pourra vraisemblablement façonner le régime juridique du droit d’auteur dans l’univers de l’IA au Royaume-Uni.
Qui sortira vainqueur ?
Tant et aussi longtemps que les législateurs resteront muets sur cet enjeu, les tribunaux devront se contenter d’appliquer le droit tel qu’il est aujourd’hui. Au Canada, la Loi sur le droit d’auteur n’a pas encore été modifiée pour répondre plus directement aux enjeux soulevés par l’IA. Certes, en droit, il est possible de plier le sens des mots, de lire entre les lignes et d’étirer les concepts. Mais cette façon de faire a des limites. Le droit n’est pas éternel ; il doit évoluer avec la société. L’IA telle qu’on la connait n’existait pas lorsque l’ancien régime juridique a été rédigé. Il est peut-être temps de le revisiter et d’adresser « l’éléphant dans la pièce ». Dans l’état actuel du droit, les réponses ne sont pas évidentes et les prochaines années seront cruciales pour déterminer qui entre les artistes et l’intelligence artificielle auront le gros bout du bâton juridique.
Source : Robic