Par Corentin Messina

L’acceptation du dossier de la Loi sur la laïcité de l’État par la Cour suprême du Canada marque une étape déterminante dans un débat qui dépasse largement la simple question du port de symboles religieux. Ce recours pose des questions fondamentales sur la souveraineté parlementaire, la disposition de dérogation et les droits individuels.
Si certains espéraient clore ce dossier, rappelons qu’en démocratie, un débat n’est jamais définitivement terminé. Avec la disposition de dérogation, l’Assemblée nationale devra se prononcer à nouveau dans cinq ans pour la réapprouver — si la Cour suprême nous en laisse la possibilité. Une chose est certaine : en 2025, nous reparlerons encore de religion et de laïcité. Après tout, comme l’avait prédit André Malraux, « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ». Il semblerait qu’il l’est bel et bien.
Un principe accepté, une application contestée
Au Québec, le principe de laïcité fait largement consensus : la séparation entre l’État et les institutions religieuses, ainsi que les religions est vue comme une avancée démocratique et une garantie de neutralité. Ce qui divise, c’est son application.
La Loi sur la laïcité de l’État repose sur la disposition de dérogation, un mécanisme permettant aux provinces d’écarter certaines dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés. Ses partisans y voient un outil de protection de la souveraineté législative du Québec et de son modèle identitaire. Ses opposants, eux, dénoncent un moyen d’éviter un véritable examen judiciaire des restrictions imposées aux libertés fondamentales.
Neutralité de l’État : une question d’apparence ou de réalité ?
L’un des enjeux majeurs du débat concerne la définition et l’application du principe de neutralité dans la fonction publique. La Loi sur la laïcité de l’État interdit aux enseignants, aux juges et aux policiers de porter des symboles religieux visibles afin d’incarner cette neutralité. Pourtant, cette approche soulève des interrogations sur la distinction entre neutralité d’apparence et neutralité réelle.
Un enseignant portant une croix discrète sous son chandail, qui deviendrait visible par inadvertance, devrait-il l’enlever ? Selon l’interprétation de la loi, la réponse est oui. Pourtant, cela ne modifie en rien ses convictions personnelles ni son professionnalisme. Cependant, n’oublions pas que plusieurs commentateurs ont souligné que certains symboles religieux peuvent exercer une forme de pression implicite, notamment dans des contextes où l’autorité et l’influence sont en jeu.
Un paradoxe apparaît également : un employé de l’État ne peut pas porter un hijab, une kippa ou une croix, mais il semblerait pouvoir arborer un tatouage affirmant « Jésus est Roi » sans être en contravention avec la loi. C’est du moins ce que suggèrent les commentaires entourant l’interprétation de ladite loi.
Par ailleurs, selon l’ouvrage Loi sur la laïcité de l’État commentée et annotée, les spiritualités autochtones ne sont pas visées par la loi. La raison invoquée par le législateur québécois est que ces traditions ne font pas de distinction entre le sacré et le profane. Ce choix découle d’une volonté d’éviter une interprétation trop large de la loi.
Cet exemple illustre bien la complexité des choix de définition et de régulation que le gouvernement a dû faire. Certains pourraient également se demander ce qu’il en est de certaines formes de yoga, qui, bien que sécularisées, demeurent à l’origine de rituels de prière et sont enseignées et pratiquées dans certaines écoles. Il convient ici de faire une distinction entre simples exercices d’étirement et pratiques spirituelles du yoga. Mais quelle position devrions-nous prendre? Le ministre a bel et bien interdit la prière à l’école!
Une construction historique plus large
Le débat québécois sur la laïcité est souvent présenté comme un héritage direct de la Révolution tranquille, une période où l’État s’est affranchi de l’influence de l’Église catholique. Or, cette lecture demeure incomplète, la laïcité prend racine en Europe continentale, dans un contexte où l’État, la nation et la religion étaient jadis indissociables. Elle est le fruit d’un long processus visant à libérer les institutions publiques et les individus de toute domination exclusive, qu’elle soit politique ou religieuse, afin de les affranchir du dogmatisme moral.
La laïcité ne se limite pas au Québec ; elle s’inscrit dans une histoire plus large.
La décision de la Cour suprême aura des conséquences majeures. Si elle valide la Loi sur la laïcité de l’État, cela renforcera l’autonomie législative du Québec et l’usage de la disposition de dérogation. Si elle l’invalide ou en limite la portée, l’équilibre fédératif en sera transformé.
Dans un tel scénario, une crise politique entre le Québec et le gouvernement fédéral n’est pas à exclure. Car ce débat dépasse largement la question du port de symboles religieux : il touche aux fondements du modèle québécois de la laïcité, à la relation entre le droit et la politique, et plus largement, à la place de l’expression de soi dans l’espace public.
L’avenir nous le dira…
Comme le soulignait Hannah Arendt : « la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. » Dans ce contexte, il est essentiel que la discussion sur la laïcité et la liberté de conscience repose sur des faits, et non sur des perceptions biaisées ou des confrontations idéologiques stériles.
Tentons ensemble de définir le religieux et ses symboles : un beau défi. La loi ne prétend pas tout définir, elle établit un principe et des mises en application. Si remise en question il doit y avoir, elle ne doit pas porter sur le principe même de la laïcité, mais sur certains éléments de son application.
L’histoire nous rappelle que la laïcité n’a jamais été un concept figé, et que les grandes sociétés sont celles qui savent ajuster leurs principes aux réalités de leur époque.
À nous maintenant d’écrire la suite.
Source : Wladyslaw-Wikimedia Commons