Les infidèles : le p’tit cul à calotte et le p’tit garçon tout propre

Par Catherine Foisy

Ils ne se croiseront jamais, ou jamais consciemment. Ils partagent la même ville, la même rue. Un regarde tout haut, alors que l’autre regarde tout bas. L’un d’eux a les poches pleines, alors que chez l’autre, elles sont trouées. Ils viennent de deux réalités complètement opposées, mais leurs chemins se croisent à certains endroits. Les deux parcourent la vie en prenant le temps de s’arrêter. Parfois, ils s’arrêtent aux mêmes stops et reprennent la route synchroniquement.

Le p’tit cul à calotte

D’un côté, il y a René, le p’tit cul à calotte. P’tit cul à calotte qui s’amuse à jouer avec des cailloux auxquels il a donné des noms pour les faire jouer dans ses histoires de p’tit gars. René, il habite dans le p’tit 3½ infesté de bestioles et de moisissure avec son père, sa mère et ses six frères. Neuf personnes dans un 3½, c’est p’tit. Mais René est bien heureux de pouvoir se réchauffer entre son grand frère et son plus jeune frère quand ses orteils deviennent bleus l’hiver. Hydro a coupé les vivres de la famille il y a quelques mois parce que le père a perdu un doigt au travail pis que depuis, y’est incapable de faire vivre sa famille. Ils vivent dans la grosse misère, la misère noire.

Un jour, René a 26 ans. Y décide de s’ouvrir un resto sur la Well Sud. Y décide de faire ça parce qu’y’en peut plus de se les geler à longueur d’année. Tout l’argent qu’il a investi pour se payer son cours en cuisine pis son DEP en administration lui a servi à ça. Faik un jour, il prend son courage à deux mains, pis il passe chez le banquier. Le  banquier, il se met à rire de lui, pis il lui claque la porte au nez. Mais après tout ce que René a vécu, il lui en faut plus pour se décourager. Ça fait que, il se retrousse les manches, et il va cogner à la prochaine porte, pis la prochaine, et encore la prochaine. Un jour, il trouve une bonne fée qui rapidement l’aide à bâtir son p’tit resto, sur la Well Sud. René décide d’y offrir de la gastronomie de grands restaurants à prix réduit. René, y’a envie de montrer aux pauvres qu’ils peuvent bien manger sans investir leur chèque de paie au complet. Dix jours par semaine, René bosse comme un malade. Jusqu’au jour où René eut le nez collé sur sa vitrine qui n’existe plus. Pendant la nuit, on a défoncé la place qui l’aidait à ramener du pain sur la table. Pendant la nuit, on lui a enlevé sa plus grande réussite.

Ce matin-là, René a eu envie de tout laisser tomber.

Le p’tit garçon tout propre

De l’autre côté, il y a Pierre, le p’tit garçon tout propre. Le p’tit garçon tout propre qui s’amuse à jouer avec ses jouets qui sont devenus trop nombreux pour son dessous de lit. Ses parents lui ont donc laissé une pièce de plus qui deviendra son terrain de jeu. Pierre, il habite dans une maison de 3,2 millions avec son père, sa mère et sa jeune sœur. Mais Pierre est malheureux. Il a beau avoir tout ce qu’il souhaite à la maison, dès qu’il en franchit le porche, il se retrouve les mains vides. À l’école, on le taquine. On le taquine parce qu’il a les cheveux lichés et qu’il est toujours habillé trop propre pour jouer dans le parc avec ses camarades. Il s’assoit donc sur le banc, les regarde s’amuser en groupe. Pendant ce temps, il joue sur son Gameboy dernier cri.

Un jour, Pierre a 26 ans. Un MBA en poche, il décide de se lancer en affaires. Mais, contrairement à ses collègues à cravate, il souhaite changer le monde, à sa façon. Il souhaite décloisonner la pauvreté et aider les plus démunis. Il l’a son idée : une chaîne de boutiques nouveau genre. Un genre de Village des valeurs de son ère, avec des prix encore plus abordables que chez son concurrent qui appartient à Wal-Mart. Il se met alors à la rédaction de son plan d’affaires et planifie les trois prochaines années d’exploitation de son commerce. Il décide d’ouvrir sa première succursale sur la Well Sud, dans un local qui jadis servait de restaurant. Ne sachant trop de quel restaurant il s’agissait, Pierre, à l’aide de travailleurs, prit des mois à tout restaurer afin que tout soit enfin prêt pour le grand jour d’ouverture. Le succès fut quasi instantané. Tout le monde voulait aller remplir un sac de vidanges pour 5 $. Ce qui était encore plus agréable, c’est que les vêtements étaient inspectés très sérieusement avant d’être mis en vente. Les moins nantis se fondaient alors dans la foule, et étaient fiers de porter des vêtements que jamais ils n’auraient cru pouvoir porter. Jusqu’au jour où Pierre eut le nez collé sur sa vitrine qui n’existe plus. Pendant la nuit, on a défoncé son commerce.

Ce matin-là, Pierre a eu envie de tout laisser tomber.

Les infidèles

Pierre et René ne sont que personnifications. Alors qu’un d’eux tentait de se sortir de la misère, on l’empêcha de le faire. Chez l’autre, on l’empêcha de redistribuer sa richesse aux plus démunis. Alors qu’ils avaient tout de différent en apparence, ils avaient un but commun : tenter de faire de leur monde quelque chose de plus beau. Les commerces ont tous une histoire, quelle qu’elle soit. Même les plus grosses chaines en ont une. Derrière chacun d’eux se cache un homme, une femme, un groupe. En s’attaquant à leurs commerces, on s’attaque à eux directement.

La défidélisation des classes sociales ne fait pas l’unanimité. Souvent, on parlera de gentrification, d’embourgeoisement. On tentera de ramener l’ordre, et de diviser à nouveau. Je l’aime notre centre-ville de Sherbrooke. Il me rappelle mon petit coin d’Hochelaga-Maisonneuve. Un coin où on marie de bonnes tables à de petits casse-croutes, des friperies à des boutiques où le style est à l’honneur. N’est-ce pas la beauté même d’un quartier, que de montrer qu’il y a de la place pour tout le monde?  Un quartier riche par sa diversité, c’est ce que le centre-ville de Sherbrooke est. Un faubourg où il est possible de manger à sa faim, en se remplissant l’estomac d’une petite poutine à 4 $ ou d’une assiette à 30 $. Pour ce qu’il vaut, ce 26 $ ne fait une différence que si nous en décidons ainsi.


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