Par Frédérique Maysenhoelder

Un regard méprisant, un courriel rédigé sous le coup de la colère, une idée reprise sans reconnaissance… Ces gestes peuvent sembler anodins, mais ils illustrent un phénomène pernicieux et largement répandu dans les milieux professionnels : l’incivilité.
Le professeur Rémi Labelle-Deraspe, spécialiste en gestion des ressources humaines à l’Université de Sherbrooke, consacre ses recherches à mieux comprendre ces comportements insidieux et vise à proposer des pistes de solution pour des milieux de travail plus sains, respectueux et inclusifs.
Un mal invisible, mais omniprésent
Selon les études les plus récentes, 75 % des personnes salariées seraient confrontées à de l’incivilité au travail. Par sa nature subtile et ambigüe, elle passe souvent sous le radar, contrairement à des comportements plus explicites comme l’intimidation ou le harcèlement.
« L’incivilité, c’est la partie immergée de l’iceberg, explique le professeur Labelle-Deraspe. Ce sont des paroles, gestes ou attitudes qui semblent bénins, mais qui transgressent les normes implicites de respect dans un environnement de travail. »
Cela peut se traduire par un gestionnaire qui ignore les courriels, par des blagues sur l’identité d’un ou une collègue ou par l’exclusion à des événements de réseautage clés. Et si tout le monde peut en être victime, certains groupes sont davantage ciblés.
Les minorités en première ligne
La recherche montre que les personnes issues de groupes marginalisés - minorités visibles, membres de la communauté LGBTQ2+, personnes immigrantes, en situation de handicap, ou les femmes - sont plus susceptibles d’être visées. Et plus une personne cumule des identités marginalisées, plus elle est à risque de subir un traitement différencié.
Pour sensibiliser ses étudiants et étudiantes à ces enjeux, le professeur Labelle-Deraspe a développé un jeu de rôle réaliste qui simule une réunion d’équipe truffée de remarques malaisantes. « Au début, tout le monde rit un peu, dit-il. Mais quand les commentaires ciblent une identité à laquelle on s’identifie, le ton change. On voit les visages se transformer. »
Des conséquences humaines et économiques
Loin d’être sans impact, l’incivilité engendre stress, désengagement, absentéisme et même des intentions de départ. Et ces effets ne touchent pas que la cible : les témoins aussi en subissent les répercussions. Les plus récentes méta-analyses estiment que les pertes de productivité liées à ces comportements représentent entre 20 et 57 jours de travail perdus par personne, chaque année. À l’échelle globale, les coûts se chiffrent en centaines de milliards de dollars.
« Sans intervention, on normalise ces comportements, poursuit le chercheur. On envoie le message que c’est toléré, voire attendu. Cela affecte profondément le sentiment de valeur des membres de l’équipe. »
Voir, nommer et agir
Heureusement, des solutions existent. La première étape : rendre visibles ces comportements. Cela passe par la clarification des normes au sein des équipes et par le développement d’une culture du respect.
Les témoins ont aussi un rôle fondamental à jouer. Intervenir sur le moment - ou après coup - peut faire toute la différence. « Dans une réunion, si une idée est ignorée puis reprise plus tard par quelqu’un d’autre, on peut tout simplement dire : “Je crois que Geneviève avait déjà proposé cette idée tantôt. Geneviève, veux-tu développer davantage?” », illustre le professeur.
Et si l’on se rend compte qu’on a soi-même dépassé une limite ? « L’autoréflexion est clé. Reconnaître que l’on a pu blesser et s’excuser avec sincérité est un premier pas vers une culture de respect. »
Une question de respect, pas de civilité
Enfin, le professeur invite à réfléchir aux termes utilisés. Le mot civilité est chargé d’un passé colonial et normatif. « Il impose un modèle de conduite souvent issu de rapports de pouvoir. Je préfère parler de respect au travail, une notion plus neutre et inclusive », précise-t-il.
Par ses recherches et ses interventions, Rémi Labelle-Deraspe aspire à transformer en profondeur les milieux professionnels. Et pour y parvenir, il mise sur des qualités humaines fondamentales : ouverture, écoute, empathie… et courage.
À propos
Rémi Labelle-Deraspe est professeur en gestion des ressources humaines à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke. Il codirige le Respect Lab, un laboratoire de recherche dédié à la promotion du respect au travail. Titulaire d’un doctorat en psychologie, ses travaux explorent l’incivilité, le harcèlement, la discrimination et les stratégies d’inclusion.
Source : Université de Sherbrooke