Produit-on du savoir qui a du sens ? 

Par Louis-Philippe Renaud 

Céline Verchère, sociologue et politologue, évolue dans le milieu de la recherche depuis plusieurs années. Elle s’interroge sur la place et le sens des projets technologiques qui façonnent le monde d’aujourd’hui et de demain. 

*Ce texte fait partie d’une série de dix articles consacrés au besoin de sortir d’une trajectoire non durable. 

La sociologue et politologue, Céline Verchère, s’interroge sur la place et le sens des projets technologiques qui, d’une certaine manière, façonnent le monde d’aujourd’hui et de demain. Elle propose de réfléchir à partir de soi, en passant par l’expérience (corporelle) et par un retour à la matérialité. Produire du savoir en interrogeant la finalité et la cohérence transcende sa pratique. Son souci d’emprunter la voie d’une connaissance sensible résonne face aux défis écologiques qui nous déstabilisent. 

Céline Verchère évolue dans le milieu de la recherche depuis une vingtaine d’années. Je la rencontre au 3IT de l’Université de Sherbrooke, où elle codirige l’axe « Impacts, Usages et mise en Société » au Laboratoire International Nanosystèmes Nanotechnologies (LN2). 

Véritable passionnée, ses propositions concrètes et signifiantes inspirent une communauté étudiante et des spécialistes du développement et de l’innovation technologique en quête de sens. Sa démarche implique de trouver des processus ou des méthodes qui permettent de mieux saisir la complexité des enjeux de notre époque pour les intégrer dans leurs recherches. 

Pour Céline, mieux arrimer la production de savoir et la manière dont s’effectue la recherche est essentiel. En effet, on sous-entend, et même, on tient pour acquis que le savoir — qui alimente principalement une discipline scientifique — impacte de fait la société. Pourtant, c’est rarement le cas… 

Il y a donc nécessité d’interroger clairement la finalité de la production de connaissance sur le type d’impact recherché et sur les moyens mis en œuvre pour y parvenir (principe de cohérence). 

Ainsi, pour concevoir une nouvelle technologie qui considère l’impact environnemental, il est nécessaire d’emprunter des pratiques de recherche cohérente avec cette finalité. Par exemple, interroger les impacts générés par les modes de déplacement, les déchets et même le mode de vie de l’équipe impliquée dans la réalisation du projet autant que le développement technologique lui-même. L’expression québécoise « il faut que les bottines suivent les babines » prend, ici, tout son sens. 

Concrètement, Céline propose un accompagnement réflexif axé sur le dialogue, soutenu par une méthodologie d’usages responsables. Sa démarche sert à clarifier et à préciser ce qui se fait ainsi que les valeurs qui sous-tendent la conception d’innovation technologique. En fin de compte, ces dernières s’incarnent-elles véritablement dans l’ensemble du projet et sous quelles formes ? 

Œuvrer à une connaissance sensible 

Tout comme de nombreux auteurs qui interrogent les fondements de la démarche scientifique, Céline Verchère travaille au déploiement d’une connaissance dite « sensible », qui relie au lieu de séparer. Passant par les sens et le monde affectif, celui-ci peut permettre de reconsidérer notre rapport à la nature souvent de sujet à objet et d’accroître la possibilité d’un savoir « qui prenne soin ».  

Dans ce sens, elle a développé une approche, le « dancestorming », qui équivaut à une « tempête d’idées ». Celle-ci se pratique à partir du corps et du mouvement. Son attrait pour les questions qui touchent au corps s’explique par ailleurs par sa pratique comme danse-thérapeute. 

L’objectif, pourtant, ici, n’est pas de danser, mais d’engager la voie du corps pour faire émerger un savoir, à partir des sens et des émotions vécues. Le corps devient alors un producteur de savoir et une boussole intérieure. 

Par exemple, sur un sujet très technique, comme mettre des capteurs pour prévenir les feux de forêt au Québec, cette approche proposerait de faire un pas de côté par rapport à la recherche traditionnelle. Un des exercices pourrait être d’imaginer « projeter » 300 capteurs dans une forêt qui nous tient à cœur et d’effectuer physiquement les gestes associés. On pourrait alors interroger les sensations et les émotions qui émergent lors de cet exercice. Le « matériau » recueilli pourrait peut-être servir à orienter différemment le déploiement technologique, dans un sens qui prendrait mieux en compte la forêt. 

Revenir au corps et à soi 

Les propos de Céline portent à réflexion : « on assiste à une explosion des outils numériques qui engendre un monde numérique qui se superpose à celui qui est réel et reconfigure notre rapport au temps et à l’espace ». Pensons à l’intelligence artificielle… Dans ce cas, le retour à l’expérience, et notamment celle « incarnée », devrait s’imposer avec force et urgence.  

Ce rapport au corps interroge plus largement la posture du chercheur. C’est pour elle une manière d’apprendre à se situer, dans sa démarche et dans le monde.  

« Si ce que l’on fait ne nous tente pas, pourquoi le faire pour d’autres ? » 

Essentiellement, les changements de perspective et les bifurcations impliquent d’entrer en relation avec soi et d’autres. S’interroger sur son ressenti, ce que l’on aime le plus et le moins, sur les images qui viennent et éventuellement, sur ce qui indigne, peut faire évoluer un projet. Toutefois, cette connaissance personnelle nécessite d’être considérée comme un « matériel » qui peut être conscientisé, partagé, discuté. 

Prendre conscience invite aussi à l’humilité. Pleinement habitée, cette posture nous libère et peut stimuler un nouveau rapport au savoir.  

Pour les jeunes générations, il importe d’interroger le rôle de la technologie dans un contexte d’adaptation climatique et de perte de biodiversité. Considérer ces réalités et leurs effets écoanxiogènes implique de proposer des espaces pour « ventiler » au sein même d’un cadre pédagogique adapté et non seulement dans la vie personnelle. Cet accueil peut de plus servir de moteur pour renouveler certaines trajectoires de l’innovation. 

À long terme, toutes ces approches contribuent à stimuler notre résilience à affronter un avenir imprévisible et instable. Les acquis d’un exercice de réflexivité ancrée en soi deviennent alors gage d’une plus grande capacité d’adaptation. 

Ça t’interpelle ? Parles-en autour de toi, ton entourage partage peut-être aussi le besoin de produire des connaissances façonnées par le ressenti et une compréhension plus affinée de la « matérialité des choses et du monde sensible ». L’important est que ça ait du sens pour toi, surtout si ça peut contribuer à façonner un avenir souhaitable. 


Crédits: Louis-Philippe Renaud

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