Le « Führervorbehalt » et comment 20% des œuvres d’art européennes ont été spoliées par les nazis 

Par Ema Holgado  

De gauche à droite : le Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt, Les Cariatides d’Auguste Renoir et l’Enfant Didi de Chana Orloff.

Entre 1933 et 1945, les nazis ont organisé la spoliation de près d’un quart des œuvres d’art européennes. Ce vol systématique, mené avec une froideur bureaucratique, répondait autant à des intérêts idéologiques qu’économiques. Derrière chaque tableau volé, chaque sculpture disparue, il y a une histoire : celle d’un collectionneur, d’une famille, souvent juive, persécutée et parfois anéantie. 

Je vous propose aujourd’hui, de plonger dans ce drame artistique et humain, de comprendre le mécanisme du pillage nazi, le rôle central du « Führervorbehalt », et surtout, de suivre le long combat de restitution qui se poursuit encore aujourd’hui, plus de 80 ans après la guerre. 

De quoi parle-t-on ? 

Dès les premières années du régime nazi, Adolf Hitler développe une obsession pour l’art européen classique, qu’il considère comme l’expression suprême de la « culture aryenne ». Très certainement frustré par son échec en tant qu’artiste, il voit grand et souhaite créer un gigantesque musée à Linz, sa ville natale en Autriche, destiné à rivaliser avec les plus grandes institutions culturelles du monde.  

Ce qu’il appellera le « Führermuseum », était conçu comme un sanctuaire de la grandeur germanique et devait rassembler les plus prestigieuses œuvres d’art d’Europe. Mais où trouver autant d’œuvres d’art ? Pour alimenter cet énorme projet, le régime nazi met en place un système de spoliation massive ciblant en priorité les collections privées juives, les œuvres dites « dégénérées » (expression utilisée pour désigner l’art moderne), et les trésors culturels des territoires occupés.  

Ce pillage d’une ampleur inédite s’appuie à la fois sur des motivations idéologiques, visant à « purifier » l’art européen des influences juives, modernes ou bolchéviques, et sur des intérêts économiques : les œuvres volées sont souvent revendues ou échangées pour financer l’effort de guerre, enrichir les dignitaires nazis ou renforcer leur prestige. C’est pour faciliter cette spoliation qu’Hitler impose un principe arbitraire : le Führervorbehalt.  

Le Führervorbehalt, littéralement « réserve du Führer », désigne le pouvoir personnel et absolu autoconféré à Hitler de décider du sort des œuvres d’art saisies dans toute l’Europe occupée. Institué en septembre 1939, peu après l’invasion de la Pologne, ce principe ne repose sur aucun décret formel publié, mais sur des instructions internes très claires et respectées par toutes les structures nazies impliquées dans la spoliation. Il signifiait que toute œuvre d’art de valeur devait être d’abord proposée à Hitler avant d’être affectée à un musée, offerte à un dignitaire du régime ou vendue.  

Ce mécanisme bureaucratique conférait à Hitler le rôle de conservateur suprême de l’art européen, et plaçait son jugement esthétique au-dessus de tout. Dans la pratique, cela signifiait que des centaines de milliers d’œuvres étaient recensées et classées par des experts allemands au sein d’institutions comme l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) ou l’Office central pour la spoliation des biens juifs et devaient ensuite transiter par une sorte de « triage » fait par Hitler lui-même. Cette centralisation a rendu le pillage d’autant plus efficace, et a servi directement le projet de Linz, pour lequel Hitler a sélectionné personnellement plus de 8 000 œuvres majeures, souvent appartenant à de grandes familles juives françaises ou néerlandaises. 

Une envergure à peine imaginable  

Il est difficile de visualiser l’étendue de ce pillage qui s’étend de 1933 à 1945 qui représente l’une des plus vastes entreprises de spoliation culturelle de l’histoire moderne. Selon les estimations, entre 20 % et 25 % des œuvres d’art européennes ont été volées, confisquées ou extorquées pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce chiffre représente plusieurs centaines de milliers d’œuvres sous forme de peintures, sculptures, objets d’art sacré, manuscrits, meubles anciens et antiquités. L’essentiel de ce butin provenait de collections privées juives, mais aussi de musées, de galeries et d’églises, notamment en France, aux Pays-Bas, en Belgique, en Pologne, en Autriche et en Tchécoslovaquie. Il faut comprendre que le pillage n’était donc pas un acte opportuniste, mais bien une politique structurée, idéologique et économique, orchestrée depuis les plus hauts sommets du pouvoir nazi. À Paris, le musée du Jeu de Paume fut transformé en centre de tri des œuvres spoliées, d’où plus de 22 000 pièces furent envoyées vers l’Allemagne.  

Impossible de parler des pillages nazis et du musée du Jeu de Paume sans parler du courage de Rose Valland. Conservatrice au musée du Jeu de Paume à Paris, elle décide de rester en poste et parvient, au péril de sa vie, à documenter secrètement les allées et venues de milliers d’œuvres d’art volées. Sans jamais éveiller les soupçons, elle note les provenances, les destinations, les noms des officiers nazis impliqués, et conserve ses archives précieusement. Grâce à son travail méticuleux, des milliers d’œuvres ont pu être retrouvées et restituées après la guerre. Son action courageuse a fait d’elle l’une des héroïnes méconnues de la Seconde Guerre mondiale, décorée et célébrée comme une pionnière de la résistance culturelle. 

Où sont toutes ces œuvres aujourd’hui ?  

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les personnes spoliées – ou leurs descendants – doivent entreprendre un véritable parcours d’obstacles juridiques, administratifs et documentaires pour récupérer les œuvres d’art spoliées par les nazis. La première étape consiste généralement à réunir un maximum de preuves : inventaires familiaux, photographies, certificats de propriété, etc.  

Ensuite, il faut identifier l’œuvre en question, ce qui est particulièrement difficile lorsqu’elle a changé plusieurs fois de main, a été revendue, ou figure sous un titre différent dans les bases de données muséales ou privées. Il faut s’imaginer qu’en France, environ 100 000 œuvres ont été volées pendant l’Occupation ; parmi elles, 60 000 ont été retrouvées, et environ 45 000 ont été restituées à leurs propriétaires ou ayants droit à travers les années. Les 15 000 œuvres restantes ont été soit vendues, soit intégrées aux collections publiques sous le label « Musées Nationaux Récupération » (MNR), en attente d’identification et de restitution, environ 2 200 aujourd’hui, qui sont visible en ligne sur la base Rose Valland, mais qui ne regroupe que les œuvres d’art retrouvées en France.  

De plus, la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 mène, encore aujourd’hui, des enquêtes sur des œuvres d’art recherchées par leurs propriétaires. Malgré cela, les familles se heurtent encore à des délais importants, à des refus implicites, ou à des institutions peu coopératives. À ce jour, des milliers d’œuvres restent introuvables ou non restituées, et de nombreuses victimes ignorent encore que des pièces de leur patrimoine sont exposées dans des musées publics ou conservées dans des collections privées. 

Les Cariatides d’Auguste Renoir 

Appartenant en galeriste Grégoire Schusterman, ce dernier est forcé par le régime nazi de vendre à petit prix cette toile, ainsi que Les Péniches d’Alfred Sisley, en 1941. Retrouvés en Allemagne par les Français à la libération, ils sont exposés comme œuvres MNR au musée du Louvre et au musée d’Orsay. Schusterman verra ses demandes d’indemnisation pour les œuvres rejetées avant que ces œuvres soient restituées à ses descendants en mai 2024.  

Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt 

Le tableau Rosiers sous les arbres appartenait à Nora Stiasny, nièce des grands collectionneurs autrichiens. Elle se voit obligée de vendre son tableau à un prix très inférieur à son prix sur le marché en raison de son statut de juive. Elle sera ensuite déportée et assassinée en 1942 avec sa mère, son mari et son fils dans un camp de concentration. En 1990, une demande de restitution est faite par ses descendants en Autriche qui aboutira à la restitution en 2001 du tableau Pommier II de Gustav Klimt. Ce n’est qu’en 2017, après plusieurs années d’enquêtes d’institutions autrichiennes et françaises, que l’on se rend compte que le tableau spolié à Nora Stiasny était en réalité Rosiers sous les arbres exposé au musée d’Orsay. Ce tableau avait été acquis par le musée sur le marché de l’art privé sans que l’on ne connaisse sa provenance.  

Les sculptures de Chana Orloff  

Chana Orloff est une sculptrice immigrée en France, amie, entre autres, de Marc Chagall. Devenue une artiste convoitée, elle expose en France et aux États-Unis et fait partie des grandes figures de son époque. En 1942, après l’occupation de la zone libre, elle doit quitter du jour au lendemain son atelier de Paris pour s’enfuir en Suisse en laissant tout derrière elle. En 1945, lorsqu’elle revient à Paris, elle se retrouve face à son atelier saccagé et pillé par les nazis.  

Dans un courrier adressé à l’État, elle détaille chaque objet présent dans son atelier pour espérer les retrouver. Dans les années suivantes, l’artiste exposera à Amsterdam, Oslo, New York, Chicago, San Francisco. Malgré ses descriptions très détaillées, les recherches pour retrouver les 145 sculptures disparues n’aboutissent pas et seules 2 ont été, à ce jour, retrouvées. L’Enfant Didi, sculpture en bois d’environ 80 centimètres d’Elie, le fils unique de Chana Orloff, a circulé jusqu’à sa réapparition à New York en 2008, année où un certificat d’authenticité de la sculpture a été demandé à la famille. Après de nombreuses années de poursuites judiciaires, la restitution à la famille a eu lieu en 2022 et Didi a retrouvé, en 2023, l’atelier, devenu musée, de sa mère. Encore aujourd’hui, la famille de Chana Orloff cherche encore les 143 œuvres manquantes de l’artiste.  


Crédit : Montage fait par Ema Holgado

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