Pauvrophobie : le rejet du pauvre

Par Alysée Lavallée-Imhof

Pauvrophobie. Un mot pour mettre un nom sur une discrimination muette, masquée à l’encontre de ceux qui vivent en situation de « précarité sociale », expression politically correct qui désigne la misère.

C’est le pari que quelque 1000 Français ont fait le mois dernier, de mettre un mot sur des actes d’injustice et parfois involontaires contre les plus défavorisés, pour mettre fin à l’anonymat de l’indifférence collective.

C’est aussi le pari que ce qui n’est jusqu’à maintenant qu’un simple néologisme trouvera néanmoins sa place dans le dictionnaire après quelque 30 000 occurrences dans les textes journalistiques ou littéraires.

Pour rendre une quelque dignité à ceux qui se l’ont vue dérobée.

Troisième année du primaire. Fut-ce un lundi ou un jeudi, il ne faut me le demander. Les détails de cette journée m’échappent, sauf qu’à un moment, l’enseignante nous avait demandé quel était notre magasin préféré. Il n’en fallait plus pour que les Wal-Mart et les Canadian Tire de ce monde soient bien affirmés. Puis, c’est mon tour. Alors je réponds simplement Le Recyclo. C’était l’affectueux surnom donné à la friperie du coin, où quelques dollars suffisent pour renouveler toute sa garde-robe. N’en fallut plus pour qu’aussitôt, mon collègue de classe affirme, en opinant de la tête, l’air décidé, que ce n’était qu’un magasin de pauvres. J’ai senti le rouge me monter aux joues. La prof s’est empressée de le reprendre. Mais voilà : j’étais humiliée, catégorisée, étiquetée en hâte, pour masquer peut-être l’éternelle gêne d’esquisser les premiers pas vers l’autre.

Après toutes ces années, n’a fallu qu’un article dans mon newsfeed sur ce néologisme, pauvrophobie, pour que cet incident anodin me revienne en mémoire. La honte en moins cette fois, mais toujours avec cette même incompréhension de notre volonté collective d’étiqueter vite fait bien fait.

Et que dire de tous les préjugés, si non qu’ils sont nombreux et, ô comble du malheur, si persistants. Parce que les pauvres ne travaillent pas, qu’ils n’ont pas étudié, n’ont-ils pas mérité le sort qui leur fut réservé après tout? Et on se conforte bien dans l’histoire ressassée du self-made-man et de l’american dream, en se disant qu’on n’aurait jamais pu être eux, nous. On se conforte dans la légitimité de notre intolérance, lorsqu’on déshabille et détaille du regard les vêtements ringards du collègue de classe, lorsqu’on se dandine habilement dans le fond du bus pour éviter de croiser le regard du vieillard mal famé.

Lentement mais sûrement, certains sombrent dans l’invisibilité de la rue, ne deviennent que des mains qui quémandent quelques pièces le regard vide, alors qu’on dédaigne à leur laisser une réponse ou un simple « bonne journée ». À en confondre tolérance et indifférence, on s’excuse en conscience d’avoir omis de jeter un regard.

Pauvrophobie, ton existence est hélas nécessaire. Voire essentielle. Mais je rêve du jour où le Larousse apposera cinq petites lettres rouges côte à côte avec ta définition : « vieux ».


Crédit photo © Radio-Canada

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