Tribune libre | Le vernis d’ignorance

Par Alysée Lavallée-Imhof 

L’Autre, avec un grand A : c’était moi, entre autres. Avec un nom de famille composé des lettres les plus mal assorties pour composer un nom un tantinet insolite, fiché d’un « h » en plein centre et d’un « f » qui ne manquait chaque fois de susciter une fine ligne de sourcils inquisiteurs, auquel je rétorquais : Non, aucune origine russe monsieur, j’vous jure. N’en suffisait de plus pour que d’un haussement d’épaules, il retourne nonchalamment à sa besogne.

J’ai grandi dans un village de campagne. Tout petit, deux rues à peine « de l’école » et « de l’église », coiffées de charmants sobriquets, quoiqu’un peu simplistes. Par-delà les champs occupés par le bétail et les chaumières, 500 âmes y vivaient avec pour seul lieu de rencontre – et d’échange de ragots de toute sorte – un dépanneur qui, curieusement, ne vendait pas d’essence. M’enfin, y’avait aussi un bar de danseuses, mais loin de moi l’idée de m’épancher sur une description plus élaborée du patelin qui me vit grandir.

Ma mère s’y est installée, dans les années 80, je crois, avec mon père – alors jeune enseignant retraité, armé de toute sa candeur et prêt à opérer un brusque retour vers la terre. Mon frère est venu au monde peu de temps après, puis ce fut à mon tour. Déjà jeune enfant, les visages inconnus se penchaient sur la poussette et s’exclamaient bien fort : c’qu’elle vous ressemble la p’tite! De quoi troubler ma paisible sieste un moment.

Ma mère avait les cheveux noirs – bruns foncés diront certains – raides et plats sans l’ombre d’une mèche rebelle. Elle avait un nez fier et affirmé, trait dont j’avais hérité – ou fusse une caractéristique paternelle, je ne saurais dire. Hormis la couleur de notre tignasse, difficile de nous confondre. Elle avait un teint hâlé, alors que de juin à août, le mien demeurait au mieux blafarde.

Et pourtant, scrutées par le regard des autres, nous étions identiques.

Fut-ce à quatre ou à six ans, je ne sais plus. Peut-être avant. Mes souvenirs, diffus, ne sont que par brides. Je la savais différente, guère aussi identique que l’on me laissait croire. De sa bouche, nul n’aurait su déceler, ne serait-ce qu’un soupçon d’accent étranger, elle babillait sans la moindre gestuelle compromettante. Or, il m’arrivait parfois d’arriver à la maison avec une amie alors qu’elle parlait au téléphone d’une voix qui m’était inconnue. Sa bouche se tordait en prononçant des mots si étranges. L’Allemand, qu’elle disait pour se justifier.

Une double vie : l’explication parfaite. Dans la candeur de mon imaginaire enfantin, l’explication aisée et commode fut toute simple : l’énigmatique double vie de ma mère. Remède efficace pour contrer le regard ébahi des amies qui entendaient ces sons inusités s’évanouir sur ses lèvres. Ma mère orchestrait une vie de famille et d’agent secret et, ainsi, communiquait parfois par codes inintelligibles.

Avec les années, j’appris à connaître cette femme qu’était ma mère aux yeux des autres. Elle leur ressemblait beaucoup, à l’exception qu’elle ne parvenait guère à prononcer le mot « situation », subtilisant sans cesse le « u » à un « ou ». Et puis, il fallait voir les traits qui s’étaient esquissés sur son visage lorsque j’avais préparé un pouding chômeur en versant l’eau délicieusement sucrée sur la pâte à cuire. Hormis ces quelques détails, rien.

Ma mère ressemblait à toutes les autres. Et moi à elle.

Avec les années, ma mère ne parla que – trop – rarement de l’autre vie. Parfois, par brides, elle racontait une anecdote. Ainsi avait-elle étudié l’anglais à Cambridge, pris le métro à Paris, eu un premier copain dénommé Steve alors qu’elle venait tout juste d’arriver en sol québécois. Ces moments, capturés, d’une part d’elle qui m’était masquée ne manquaient jamais de me laisser songeuse. Mi-curieuse, mi-septique.

Un jour, à l’école primaire, une camarade de classe mit abruptement fin à une discussion. Moi, je ne pouvais pas comprendre. « Tu viens d’ailleurs ». Ni larmes ni sourire ne s’étaient esquissés sur mon visage à ces mots lancés en hâte pour clore. Qu’un profond désarroi, visible par la grande ligne qui devait alors barrer mon front. Une certaine incompréhension. Envahie du sentiment de l’absurde, tenaillée de répliquer.

Le sentiment de l’absurde. Alors que durant l’enfance douce et naïve, mon imaginaire avait été bercé par ce sentiment d’être comme les autres. Québécoise, canadienne aussi par défaut. Alors que tout de la contrée lointaine de ma mère m’était inconnu, confortée toutes ces années dans une identité anonyme. Dans la douce ignorance. À me sentir non moins suisse que japonaise ou serbo-croate.

L’étrange sentiment aussi de n’appartenir à personne. Ici comme ailleurs. Et celui de l’imposture.

Au secondaire, j’ai omis d’indiquer le nom de ma mère. Papiers officiels exclus, mais pour le reste Imhof s’était volatilisé. Disparu. Pour m’envouter dans la discrétion du nom de mon père, d’un Lavallée tout simplet qui passait inaperçu. Envahie par la paresse sourde de ce nom composé aux 19 lettres, trop long à écrire. Et lasse, j’imagine aussi de répondre aux questions. De hausser les épaules pour masquer la gêne. D’être mon propre mystère. De m’être inconnue. Puis, peut-être hantée par cette phrase, toute simple, « tu viens d’ailleurs ».

Je ne saurais comparer mon petit tourment d’enfance aux maux bien réels et affligeants que l’on masque sous le couvert d’un mot bien étrange que celui de la xénophobie. « Tu viens d’ailleurs », une réplique mesquine, esquissée à demi-mot, mais qui pourtant ne cesse de me laisser songeuse sur cette volonté ferme de classer en petits compartiments bien étanches : entre les « ceux-ci » et « ceux-là ». Cette envie d’apposer des étiquettes, en hâte, pour masquer notre gêne collective d’esquisser les premiers pas vers l’autre et de le comprendre. De surmonter nos peurs et appréhensions, pour percevoir au-delà du vernis d’ignorance qui brouille nos idées.


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