En Ukraine, la mémoire comme champ de bataille

Par Nikolas Morel-Ferland

Le 24 février dernier marquait le sombre anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y a un an, au moment où les sirènes d’alerte de raid aérien retentissaient à Kyïv, la communauté internationale et les analystes militaires anticipaient la chute du gouvernement Zelensky en 72 heures.

Ce qui devait être une manœuvre éclair visant à briser l’État ukrainien s’est depuis transformé en une guerre d’attrition pour le contrôle de la région industrielle du Donbass. Au terme d’une année ponctuée par la crise humanitaire, ce sont deux sociétés profondément changées qui se livrent à une lutte existentielle.

Instrumentaliser l’histoire

Dans les jours précédant l’invasion, Vladimir Poutine s’adressait à la nation russe par le biais de nombreuses allocutions télévisées. Ses discours, au ton belliqueux, étaient chargés de références à l’histoire censées justifier l’union de l’Ukraine à la Russie.

La nation ukrainienne, disait-il le 21 février 2022, ne serait qu’une « création de la Russie, et plus précisément de la Russie bolchévique et communiste ». Les frontières tracées depuis la Révolution de 1917 qui faisaient de l’Ukraine une entité distincte n’auraient donc aucune légitimité, selon l’homme fort du Kremlin.

La référence au passé constitue effectivement un trait central chez la frange ultranationaliste de la Russie. Dans un entretien au journal Le Monde, l’écrivain Michel Eltchaninoff, spécialiste de la philosophie russe, souligne l’influence de penseurs expansionnistes tels qu’Ivan Ilyine (1883-1954) ou Alexandre Douguine (1962 –) sur les cercles décisionnels de Moscou.

Plusieurs historiens, tels que Timothy Snyder et Serhii Plokhy, ont depuis pris la parole dans l’espace public afin de démentir les allégations de Poutine. Dans une lettre ouverte publiée par le Washington Post, Snyder, professeur titulaire au département d’histoire de l’Université Yale, déplore la circulation de mythes à propos du passé ukrainien « qui n’ont rien à voir avec l’histoire ».

Au lendemain de l’invasion de février 2022, la maison d’édition Prosveshcheniye, l’une des plus anciennes de la Fédération de Russie, retirait les mots « Ukraine » et «  Kyïv » des manuels pédagogiques, a rapporté le magazine dissident Mediazona.

L’utilisation des termes « guerre » ou « invasion » en Russie pour décrire le conflit peut également mener à une arrestation, alors que Poutine adopte la ligne dure envers les médias indépendants et les opposants du Kremlin. Le média d’enquête russophone Meduza, dont les bureaux se situent en Lettonie pour contourner la censure, rapportait en mars 2022 que le Bureau du procureur de Moscou entamait des poursuites judiciaires envers les contrevenants.

Moscou martèle que son invasion de l’Ukraine doit plutôt être interprétée comme une « opération militaire spéciale », qui vise à « dénazifier » le pays voisin et à garantir la souveraineté des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, régions au cœur d’une crise diplomatique depuis 2014. L’utilisation d’un tel langage permet au Kremlin de passer sous silence la brutalité du conflit, en plus de présenter sa décision d’envoyer des troupes en Ukraine comme étant légitime.

La culture russe au cœur de la controverse

À l’heure où l’histoire et les mythes populaires peuvent se transformer en de puissants outils de propagande, nombreux sont celles et ceux qui ont remis en question leur relation au monde russe. Autrefois célébrée pour sa littérature et son cinéma capables de mettre en scène la nature humaine dans toute sa complexité, la scène artistique russe fait aujourd’hui l’objet de nombreux boycottages à travers la planète.

En avril 2022, des actes de vandalisme commis à l’égard de statues du dramaturge Alexandre Pouchkine dans les villes ukrainiennes gagnent en notoriété sur la toile. L’écrivaine Elif Batuman, docteure en littérature comparée, rapporte dans le New Yorker que de nombreux comptes Instagram ont été créés pour diffuser et promouvoir les actes de résistance de la sorte.

Le mouvement « Pushkinopad », librement traduit par « chute de Pouchkine » est né dans cette mouvance. Tout comme son compatriote Fiodor Dostoïevski, Pouchkine fait récemment l’objet d’une attitude très critique en Ukraine, qui souhaite se dissocier des figures culturelles ayant fait la promotion de l’expansionnisme russe de leur vivant.

De tels débats culturels soulèvent la délicate question des rapports entre art et mémoire. Est-il légitime, par exemple, de se distancier d’une personne artiste du fait de son affiliation nationale ? Rappelons que l’Orchestre symphonique de Montréal avait notamment pris la décision, en mars 2022, d’annuler une série de concerts mettant en vedette le jeune pianiste russe Alexander Malofeev.

Guerre, propagande et dissidence

En déployant un arsenal législatif et médiatique au service de l’État, le Kremlin s’assure la mise en tutelle de la société civile. Or, la diaspora russe répartie aux quatre coins du globe présente un tout autre défi pour la garde rapprochée de Vladimir Poutine.

Depuis l’annonce d’une mobilisation partielle en septembre 2022, qui visait à garnir les rangs de l’armée russe avec 300 000 nouveaux soldats, la Russie connaît un important exode de sa population, notamment masculine.

Le gros des exilés se trouve dans les pays limitrophes, comme la Géorgie, le Kazakhstan ou les pays baltes. Le 24 février dernier, des manifestations antiguerres étaient organisées par des ressortissants russes au sein des capitales européennes.

L’expression de sentiments pacifistes est beaucoup plus difficile à l’intérieur de la Russie. La veille du premier anniversaire de l’invasion, le jeune activiste Maksim Lypkan a été arrêté à Moscou à la suite d’une entrevue à Radio Liberty.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie survient huit ans après les manifestations pro-européennes de l’Euromaïdan. Dans la foulée des événements, la Russie avait provoqué la stupéfaction internationale en annexant illégalement la péninsule de Crimée.

Le conflit est à l’origine d’une crise humanitaire d’envergure, alors que des millions de civils ont été contraints de fuir les combats. Le général Mark Milley de l’armée américaine estime que la Russie et l’Ukraine comptent plus de 100 000 morts et blessés chacune.


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