Dans la langue de Lévesque

On parle de « la langue de Shakespeare » comme on parle de « la langue de Molière » avec la profonde impression que chacune d’elles est la figure de proue de sa culture respective. À défaut d’être taillée dans la pierre, la langue grave le cœur culturel de ses locuteurs. Étant à la fois le poumon et le squelette de toute société, elle offre à la patrie de s’unir, de grandir, d’éclore et de fleurir sous l’hypotypose d’un drapeau national fouetté par le vent. Sans aucun doute, la langue est le silex de la cité. Ainsi, elle ne peut être réduite à un simple système linguistique trivial.

Par Nicolas Proulx

De toute évidence, les langues ne sont pas stoïques ni indifférentes. Au contraire, elles sont vivantes! Elles mutent, se permutent, se commutent, mais conservent, à travers le temps, leurs capacités à ébranler les sociétés. Que serait l’homme sans communication ni interaction, ne serait-ce qu’une forme de vie réduite au stade végétatif?

Au Québec, la langue est une affaire de famille. Elle est plus que le simple jargon d’un joual fortement contaminé par l’anglais, mais n’est pas non plus un français javellisé comme on l’entend au pied de la tour Eiffel. Le québécois est une langue comme les autres, avec ses singularités assonantes et ses exceptions capricieuses. Ainsi, cette variété déroge de la version internationale du français non pas par son vocabulaire moins nanti, mais plutôt par sa locution colorée et unique, ses expressions familières et ses anglicismes occasionnels.

D’ailleurs, ça ne prend pas la tête à Papineau pour concevoir le caractère distinctif de la langue québécoise en Amérique du Nord. La situation atypique du nid de la francophonie américaine a causé bien des maux de tête. Enclavé dans un continent, submergé par un océan multiculturel croissant, subjugué à l’intérieur même de ses frontières à l’omnipotence d’une autre langue, le québécois est parvenu à chasser ses démons, non sans peine, mais avec l’étoffe des vaillants. De plus, la langue est synonyme d’identité. Bien au-delà des mots, elle raconte l’histoire d’un peuple et de sa genèse, imprégnée par la mémoire de la douleur, du labeur, de la sueur, des pleurs, mais aussi infusée des rires, plaisirs et désirs d’une collectivité émergente.

Alors qu’à l’aube de la mondialisation, les cultures ont tendance à se standardiser et se conformer, nous oublions trop souvent qu’il ne faut pas confondre l’ouverture sur les autres avec le reniement de soi. Par ailleurs, l’histoire en témoigne en abondance. Du Kurdistan à la Roumanie en passant par les Orcétois, le meilleur enseignement nous vient toutefois de la chute de l’Empire romain.

Avec le temps s’étaient installés des peuples barbares, dont les Huns et les Perses. On demandait à ceux-ci de servir l’armée en échange d’une permission pour habiter les terres de l’Empire. Ainsi, ces peuples conservèrent leur identité à part entière. Une décentralisation du pouvoir impérial s’opéra au profit des pouvoirs locaux. Lorsque Rome commença à se disloquer, la perte de cohésion interne fut idéale pour faire basculer l’Empire. De cette façon, l’histoire fut sinistrement réécrite.

En somme, toute civilisation se doit de maintenir un tissu culturel identique à elle-même. À plusieurs égards, la langue possède ce pouvoir étrange de toucher et de rejoindre les hommes. Un vieux proverbe disait : « il faut s’aimer soi-même avant d’aimer les autres ». Ainsi, protéger notre langue ne consiste pas à imposer un dogme ni à réprimer la liberté, mais plutôt à perpétuer la chance que nous avons de pigmenter l’azur planétaire de la teinte québécoise.

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