Jazz

Jazz_Imacom-Jocelyn RIendeau

Parc Victoria, mai 1998. Une mère trimbale sa marmaille non loin de la piscine Claire-Fontaine. Elle installe ses petits autour d’une des tables à piquenique qui bordent la piste de danse sociale.

Philippe Côté

C’est dimanche, et ça regorge de têtes blanches. Des Yvonne, Pierrette, Ursule, mais aussi des Alphonse, Rogatien, Paulin. Les Maurice jouent de la musique, les Agathe ont préparé les sandwichs. Ça se déhanche comme un Elvis dans l’eau bénite (voire : c’est un Continental sur Si tu t’appelles Mélancolie de Joe Dassin).

16 ans plus tard, cette génération est à peu près disparue, du moins dissimulée dans des hangars de soins de longue durée un peu partout au Québec. Les vieilles Pontiac sont remisées, elles pourrissent lentement sous leur housse beige dans un quelconque garage chauffé. Les pièces tombent en morceaux Contexte pour tiret — je ne veux pas vous faire pleurer, mais la plupart sont discontinuées. On ramanche les machines comme on peut pour les sortir à Pâques ou à la fête des Mères. On installe une courtepointe sur les bancs pour cacher le cuir troué, petit changement d’huile, on visse une plaque de métal pour la hanche brisée, et c’est comme neuf.

Je reviens à Joe Dassin, parce que je tombe facilement dans les généralités : ce n’est pas le genre de musique que ces gens-là écoutaient, plus jeunes. Quand Yvonne et Paulin se sont rencontrés pour la première fois, c’était au Flamingo sur Wellington, l’orchestre maison jouait Take Five de Dave Brubeck, Paulin avait emprunté les beaux gants en cuirette olive de son frère Édouard, il se sentait comme un Marcel Bonin qui enfilait les gants du Rocket en 1959, ce n’est pas peu dire. Trois danses et une cigarette plus tard, Paulin décrochait le numéro de la petite Yvonne, ils iront au Cinéma de Paris sur la King la semaine suivante, c’est La Dolce vita qui est à l’affiche.

Fellini, Brubeck et Yvonne, les trois passions de Paulin cette année-là. Il fallut attendre deux mois pour qu’une chaude fin de soirée sur la banquette arrière d’un Chevrolet Caprice scelle l’avenir du couple. Mariage à l’église St-Jean-Baptiste en septembre, puis naissance de Jean-Guy une saison plus tard.

La culture populaire avait ses bons et ses moins bons côtés à l’époque. On faisait l’amour sur du Miles Davis, puis on se mariait obligé avant la fin de l’année.

Ce que j’apprécie avec ces généralités, c’est sans doute le fait qu’elles ne me donnent pas raison lorsque je regarde de plus près la réalité socioculturelle de cette génération. J’ai romancé l’histoire d’Yvonne et de Paulin, j’ironise maintenant celle de Pierrette et de Rogatien :

Expo-Agricole de 1962, Rogatien et ses chums avaient picolé la journée durant. Huit heures n’avait pas sonné qu’ils s’improvisaient en Jérolas, chantant à tue-tête Méo penché.

« Son père lui avait dit, tu s’ras barbier,

mais il n’aimait pas ce métier. »

Le brouhaha faisait tourner bien des têtes, on voyait des signes de désapprobation des plus vieux, et les jeunes se faisaient un vilain plaisir d’en remettre davantage.

À son père alors il a dit :

« Ça sert à rien pour ces jobs-là j’suis trop malin,

Et tout en montrant ses deux poings :

C’tata c’tata c’tata c’tatavec ça que j’vais faire du foin papa. »

C’est cette même soirée que Rogatien, complètement paqueté au Jameson, a saccagé le visage d’Hector Bolduc de Rock Forest, qui rôdait autour de sa belle Pierrette.

Pour les besoins de cette chronique, nous arrêterons l’histoire ici. Je parlais d’ironie plus tôt, donc. La véritable histoire, c’est que peu importe l’image qu’on se fait de la jeunesse de nos aïeuls, parmi tous les clichés que l’on peut utiliser pour cirer leur passé de nostalgie, l’un d’entre eux revient à tout coup : cette génération-là ouvrait la porte toute grande à l’univers du possible. Le futur de la belle province leur appartenait.

À présent, ces gens tombent dans l’oubli peu à peu. Ils ont tout légué à la génération X, qui s’est emparé du Québec grâce à un poids démographique majeur. Leurs parents leur ont appris à lever les poings, comme Méo Penché. Une généralité pour les boomers? Ils avaient les clés de chez Dupuis & Frères et ont tout dévalisé. Ils ont hérité des vieilles voitures de leurs ainés, les ont entreposées avec dédain dans le vieux garage de la maison familiale.

Arrivent ensuite les Y. Ils ouvrent la radio, tombent sur l’Aigle noir de Marie Carmen. Allument la télé, voient cette pop star de vingt ans chanter Y’a pas grand chose dans l’ciel à soir. Vont au cinéma, doivent se taper une comédie québécoise grivoise et bedonnante, qui se complait à se vendre en utilisant les repères du passé.

Veulent se bâtir un projet de société, tout en montrant leurs deux poings levés. Se font répondre « Fais pas le malin.»

Dimanche dernier, la fête des Mères. Un jeune homme va chercher sa grand-mère au CHSLD, l’amène à la résidence familiale. « Accompagne-moi jusqu’au vieux garage », demande gentiment Ursule à son petit-fils. Il y a de la poussière partout. Le jeune homme retire la housse beige de la vieille Pontiac. Ursule y prend place, laisse glisser ses mains chiffonnées sur la banquette, le vieux transistor, le volant. Son Alphonse lui manque. Sur le mur du garage, des plaques d’immatriculation, qu’il collectionnait. La Belle Province, écrit partout.

1998. J’ai 7 ans et je suis au parc Victoria pour la fête des Mères. Grand-Papa Maurice et son orchestre animent le plancher de danse. Si tu t’appelles Mélancolie se termine, il me fait signe d’approcher.

Me chuchote à l’oreille : la prochaine, elle est pour toi. So what, de Miles Davis.

So what, jeunes gens? Nous avons notre propre culture à nous créer, à nous raconter. Laissons le pop aux boomers. Soyons Jazz.

Et Méo Penché dans tout ça? Il est finalement devenu barbier.

 

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