Chère grand-moment

socitete-edito-creditPhilippeRenaudLa vie, ça doit être comme une montagne. Plus tu montes, plus tu t’essouffles. Mais surtout, plus tu grandis, plus la vue est belle.

Par Rodrigue Turgeon

Mario

– Ah! pour Noël, c’est pas compliqué, on leur a organisé tout plein d’activités pour les stimuler!

Et il me donnait toutes les raisons de le croire. Derrière la porte vitrée entrebâillée qui nous séparait du grand salon, une soixantaine de fauteuils roulants se tortillaient au rythme d’une irrésistible mélodie. Le chansonnier faisait fondre tous les pacemakers à des lieux à la ronde. « Je suis amoureuuuuuuuux, de la dame en bleuuu. »

– Je n’en doute pas une seconde. Mais en fait, ce que je voulais savoir, c’est si certains de vos aînés ne souffrent pas de solitude durant le temps des Fêtes.

À en juger par l’air dubitatif de mon interlocuteur, un technicien en loisir adoré de tous dans ce CHSLD de Sherbrooke, je devais avoir un panda sur mon épaule.

– En fait, je me disais que ce devait être terrible pour eux de ne pas pouvoir sortir ou presque en sachant que toute leur famille se rassemble.

– Écoutez, monsieur, je pense qu’il ne faut pas en faire une montagne non plus. Mais je suis d’accord avec vous que c’est dommage que bien souvent, les fêtes soient le seul moment dans l’année où ces gens extraordinaires reçoivent de la visite… Mais bon, il ne faudrait pas généraliser non plus. Chaque cas est unique!

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Chambre 202    

Noël 2014

         Si je m’écris cette carte de souhaits à moi-même, je sais que ce sera peut-être une autre que moi qui la lira Noël prochain. Le beau jeune médecin, le petit nouveau avec les cheveux frisés, m’a semblé un peu perturbé hier matin. Je ne me souviens plus trop trop de ses grands mots savants, mais il parait que je commence à perdre la mémoire. Il faut dire que ça ne me surprend pas tant que ça. Je sens que je m’essouffle tranquillement, qu’il y a comme une sorte de flamme au fond de moi qui s’éteint à mesure que les nuits me volent mes jours. J’ai un peu peur, mais en même temps, ça fait pas mal ce qu’il m’a dit avec son grand sourire charmeur. J’espère juste qu’ils ne me bloqueront pas mes roulettes comme à la télévision le jour où je ne m’en rendrai même plus compte. Je voulais juste que tu te rappelles du premier hiver où, avec le beau Armand, on avait appris à se connaître.

Joyeux Noël à toi, ma bonne amie.

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Monsieur Fortier

– Ben non, c’est le party icit! s’exclama, hilare, le grand-père de mon ami. Depuis que je suis aux Résidences Jazz, j’ai vraiment l’impression d’avoir atteint le sommet de ma vie.

– Ah oui, et comment cela donc? lui demandai-je, déjà envoûté par sa fascinante aura.

Il s’approcha si près de nous que je pouvais pointer précisément l’endroit où il s’était aspergé de son eau de Cologne. L’œil soudainement humide, il prononça ces premières phrases d’un ton à peine audible :

– Vous savez, les jeunes, ce fut loin d’être facile lorsque Jocelyne est décédée. Mais je pense que je suis en train de m’en remettre. Et je suis certain que le fait d’être dans cette résidence avec autant de belles femmes y contribue pour beaucoup! rugit-il en s’esclaffant alors qu’une dame, effectivement très bien conservée, traversait le couloir. Allez, honnêtement, après toutes ces années, je peux vous le dire : l’ambiance des fêtes ne réjouit pas que les enfants!

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Docteur Lemieux

C’était ma première fois. Malgré le malaise qui m’habitait lors de l’annonce, j’éprouve maintenant le sentiment d’avoir bien rempli mon devoir. Cela fait quelque temps déjà que nous envisagions cette possibilité, mais aujourd’hui, impossible de nier les résultats des examens. Madame Rouleau, si mignonne dans ses 84 ans et si fragile dans ses chemises fleuries, est bel et bien atteinte d’un trouble neurocognitif majeur. Ce diagnostic, on l’appelait jusqu’à tout récemment la démence. J’avoue que je me suis gardé de lui prononcer ce mot rude, dont les affres tourmentent à eux seuls les malades.

On m’a dit que le pire dans toute cette procession vers l’oubli serait la réaction des proches. Je dois dire que j’appréhende un peu la suite des événements. Son fils aîné semble immuable dans sa certitude que nous sommes des incapables et sa cadette, bien au contraire, nous a révélé que la nouvelle ne l’empêcherait pas de dormir une seconde.

Qu’à cela ne tienne. Je serai, comme je lui ai promis, le chien de garde de ses intérêts. Aussi longtemps qu’elle vivra, nous trouverons le moyen de raviver en elle la flamme qui éclaire les souvenirs embrumés de la chambre 202.

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