Sam. Mai 18th, 2024

culture-edioDans la vie, certains comptent des chiffres, d’autres comptent les uns sur les autres. Mais lui, il contait des histoires.

Par Julien Beaulieu

Il s’installait aux coins des rues de Sherbrooke pour penser à voix haute, raconter le passé imparfait, le passé simple, le passé décomposé. Il disait : «Moi, je n’ai pas grand-chose à offrir. La seule chose que j’ai, c’est quelque chose à dire.»

Il n’avait rien, mais absolument rien, à part sa voix et sa langue pour s’exprimer. Ah! il faut aussi dire qu’il avait dans ses mains trois ballons blancs bien gonflés qui ballotaient dans le vent. Le conteur les tenait bien serrés, durant toute la journée.

Il parlait donc aux passants, avec un accent prononcé qu’il prononçait sans renoncer. Certains disaient que l’accent tuait la langue, mais lui, au contraire, disait qu’il l’accentuait. Dans le froid de l’hiver, il prenait place pour offrir ses mots, faisant du trottoir sa scène. C’était un artiste de la rue, un artiste rural à l’oralité irréelle.

Un jour où il s’adonnait à son art oratoire, sur le bord de l’intersection King-Wellington, une dame l’interrompit. Elle l’avait pris par surprise en lui touchant le dos par-derrière, en disant : Bouh! Le conteur se retourna, fit face à la dame. Celle-ci se mit à lui parler, à lui offrir quelque chose. Madame bouh dit à l’artiste : «Tu as de beaux ballons. Si tu me donnes un quart de tes ballons, je te donnerai suffisamment d’argent pour que tu puisses boire autre chose que tes paroles, et ça, jusqu’à la fin de ta vie.»

Le conteur fut d’abord enthousiasmé par cette idée. Mais bien vite, il leva les yeux vers ses ballons et se rendit compte qu’il n’en avait que trois. Impossible d’en donner le quart! Cela tombait bien mal. Perspicace, il répondit à Madame bouh : «Je peux vous offrir encore mieux. Je peux vous offrir le tiers de mes ballons.»

Madame bouh resta de marbre. Elle insista : «C’est le quart des ballons, ou c’est rien.»

Le conteur était bien embêté. Et à force de crier toute la journée, il avait soif. Soif de succès? Soif de richesse? Non. Seulement soif pour une bière bien fraîche. L’offre de Madame bouh était alléchante, mais il n’avait que trois ballons et pas un seul sou dans ses poches pour en acheter un quatrième. Ses poches étaient bien vides, mais il n’avait surtout pas la langue dans sa poche.

Le conteur n’avait rien à perdre. Il fit signe à Madame bouh de l’attendre quelques instants, et s’élança sur la rue Wellington à la recherche d’une solution à son souci. On trouve de tout sur la Wellington, même un ami. En passant devant la vitrine d’une boutique de livres usagés, il vit un beau ballon bien rond. Un ballon blanc comme il en avait besoin. Il entra dans la librairie et, au milieu des livres, se livra au libraire. Il lui expliqua qu’il n’avait rien sauf des mots à offrir, mais qu’il lui fallait ce ballon. Le libraire répondit : «Cette boutique est comme toi. Elle n’a que des mots à offrir. Offre-moi les tiens, et je te prêterai le ballon.»

Le conteur acquiesça et se mit à conter une de ses plus belles histoires. Le libraire lui prêta son ballon blanc. Cela faisait maintenant quatre ballons dans les mains du conteur.

Notre artiste revint à la course jusqu’à l’intersection, où Madame bouh attendait encore. Il lui remit le quatrième ballon blanc. Surprise, elle prit le ballon. Elle avait bel et bien un quart des ballons blancs du conteur. Madame bouh dut lui promettre d’exaucer sa promesse, en apparaissant chaque fois qu’il serait dans un bar de Sherbrooke, toujours en lui donnant une petite tape dans le dos pour lui signifier sa présence.

Encore aujourd’hui, Madame bouh sillonne les bars de Sherbrooke pour s’assurer d’honorer sa promesse en cas de visite du conteur aux ballons blancs. Elle n’est plus toute jeune, donc souvent elle se trompe et fait des bouh à d’autres personnes que lui. Mais ce n’est pas bien grave.

Après avoir donné le quatrième ballon, le conteur retourna porter celui qu’on lui avait prêté. Il souriait en redonnant son ballon au libraire. À l’idée de pouvoir se désaltérer, certes. Mais surtout, car il savait qu’il trouverait maintenant toujours un minimum de chaleur humaine dans les profondeurs de la ville pour casser sa solitude.

Parfois, pour avoir un peu plus, ça prend un peu des autres. Pour les autres, l’aide offerte peut sembler ne faire aucune différence. Le libraire avait un ballon au début. Il avait encore un ballon à la fin. Mais pour le conteur, ça a tout changé. Ça a rendu un monde possible.

Pour Noël, offrez-vous les mots des autres. En particulier ceux des artistes et des auteurs québécois. Pour eux, ça peut tout changer.

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