Sam. Juil 20th, 2024

Par Louis-Philippe Duhaime

Depuis l’élection du président turc, la Turquie est victime d’un dérapage démocratique. Le chef d’État de ce pays transitoire entre l’Europe et l’Asie a entrepris une véritable chasse aux sorcières dans le milieu médiatique et dans la société civile.

À la suite de l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan en 2014, les procureurs ont ouvert plus de 2000 cas d’insultes sur le président. Le nombre de journalistes passant au tribunal pour des raisons semblables, ainsi que ceux se faisant régulièrement menacer, voir tuer, a augmenté de façon considérable. Selon Reporters sans frontières, la Turquie occupe le rang 151 sur 181 en matière de liberté de presse.

La purge du président Erdoğan est non seulement sur les médias, mais aussi sur les différents acteurs de la société civile. Après le coup d’État militaire raté de juillet 2016, plus de 1125 associations et 19 syndicats ont été dissous. Bien que la Turquie comporte certaines composantes propres à un système démocratique telles que des élections libres, un régime républicain ainsi qu’une pluralité de partis politiques, qu’est-ce qui explique la lame de fond autoritaire du chef d’État?

Présence de l’armée sur l’échiquier politique

Dès la chute de l’Empire ottoman, l’armée s’est positionnée comme un acteur politique important. Ces circonstances découlent de l’idée que l’armée est la gardienne de la Turquie moderne, présente dans le mouvement Kémaliste. Durant les années au pouvoir de Mustafa Kemal Atatürk, la Turquie a adopté plusieurs valeurs occidentales, telles que l’abolition du Califat en 1924, le nouveau Code civil en 1925 ainsi que la transformation de la Turquie en un État laïque, toujours dans une perspective d’européanisation du pays.

Gratifiée par le succès de la guerre d’indépendance, l’armée devint unie au nationalisme turc et devint une institution presque aussi importante que le seul parti politique présent à l’époque, le parti républicain du peuple, comme le souligne Levent Ünsaldi, sociologue de l’Université de Paris I. Au fil des années, cet important rôle de l’armée dans les hautes sphères de la société turque a surtout permis à la classe militaire de définir, selon sa définition et son interprétation, ce qu’est le réel intérêt national.

L’importance de l’armée aux yeux de la nation va continuer d’augmenter, car c’est celle-ci qui est chargée d’éduquer la population, de lui inculquer les valeurs de la république, ce qui va lui donner une importance capitale dans l’imaginaire collectif de la Turquie. Cette perception d’être la responsable de l’intérêt national a amené l’armée à poser plusieurs coups d’État, dont le dernier étant celui de juillet 2016. C’est toujours dans la perspective de sauver l’intégrité de l’État que l’armée est intervenue à divers moments dans le champ politique.

Naturellement, l’armée sert avant tout à combattre les ennemis extérieurs de la Turquie. Or, elle s’est donné le mandat de combattre aussi les ennemis de l’intérieur, ceux contre la modernisation de la Turquie et indirectement de l’idéologie Kémaliste. Par conséquent, la culture d’influence de l’armée dans la vie politique du pays amène de l’autoritarisme, du nationalisme et du militarisme. Sous prétexte de protéger le pays « d’ennemis de l’intérieur », cela ouvre la porte aux bris de liberté sur la société civile.

Absence d’alternance de partis au pouvoir

L’autre raison pouvant expliquer la dérive autoritaire du président Erdoğan est l’absence de parti progressiste au pouvoir. Lorsque Mustapha Kemal Atatürk, le premier président et fondateur de l’État républicain et laïc, a mis en place le système parlementaire, c’était seulement pour un seul parti politique, celui du parti républicain du peuple. Cela a laissé la Turquie sans système politique multipartite de 1923 à 1945.

Malgré la naissance du multipartisme, il n’y avait toujours pas de place pour des partis dits de gauche. Après la mort d’Atatürk en 1938, les élites politiques abandonnèrent la laïcité radicale et laissèrent progressivement place à l’islam dans l’espace public. Pendant la guerre froide, une autre vague de répression contre les courants gauchistes a eu lieu dans une Turquie alliée des États-Unis et désormais membre de l’OTAN. Les élites dirigeantes turques percevaient les sympathisants communistes négativement, car ceux-ci plaçaient la religion au plan secondaire, à l’inverse des nouveaux dirigeants turcs qui percevaient la religion comme un atout pour l’État. Ces politiques de répressions coïncidaient avec la volonté d’éradiquer toutes traces de mouvements gauchistes.

La répression sur les partis politiques de gauche s’est poursuivie durant la dictature militaire au début des années 80. Pendant ces années, tout le mouvement syndicaliste de gauche a été détruit et interdit. Les partis politiques de gauche étaient clandestins jusqu’à la chute de l’URSS en 1991. Dans l’histoire turque, les différents partis politiques de gauche ne pouvaient être structurés ni organisés. Ce manque d’alternance du pouvoir a amené des partis considérés de droite sur l’échiquier politique au pouvoir. La situation ne s’est pas améliorée dans les récentes années. Si un parti veut être représenté au parlement, la constitution stipule qu’il a besoin de 10 % des votes afin d’être représenté, ce qui est un des plus hauts du monde.


Crédit photo © The Telegraph

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