Par Nikolas Morel-Ferland
Le 15 septembre dernier, un épisode particulièrement médiatisé de la session parlementaire en a fait réagir plus d’un. En chambre, le co-porte-parole de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois a profité de la période de questions pour s’interroger sur la prise de position de M. Legault dans le cadre des élections fédérales.
Le député de Gouin a alors comparé l’attitude du premier ministre à celle d’un « père de la nation québécoise ». Nadeau-Dubois a d’ailleurs suggéré que ce dernier aspirerait à imiter Maurice Duplessis, ancien Premier ministre du Québec sous l’Union nationale et personnage que certains historiens associent à la « Grande Noirceur ».
Cette analogie a suscité l’ire du chef de la Coalition avenir Québec, qui a rétorqué que « [Maurice Duplessis] avait beaucoup de défauts, mais il défendait sa nation. Ce n’était pas un woke comme le chef de Québec solidaire. »
S’adressant aux journalistes de la province dans le cadre d’un point de presse, François Legault est revenu sur son altercation avec le député Gabriel Nadeau-Dubois.
« Pour moi, un woke c’est quelqu’un qui veut nous faire sentir coupable de défendre la nation québécoise, de défendre ses valeurs comme on l’a fait avec la loi 21, de défendre nos compétences […] » —Francois Legault
« Woke » dans les médias québécois
Si la joute oratoire entre le premier ministre et le chef de la deuxième d’opposition a provoqué une forte réaction sur la scène médiatique québécoise, il serait erroné de croire qu’il s’agit de la première apparition de ce terme au sein d’une discussion collective.
En mars dernier, alors que la province s’indignait des propos incendiaires d’Amir Attaran, la chroniqueuse Denise Bombardier affirma dans Le Journal de Montréal que « l’Université d’Ottawa attire des personnages sulfureux en plus d’étudiants woke, qui prennent plaisir à bâillonner leurs professeurs. » Rappelons qu’Attaran, professeur aux facultés de droit et de santé publique de l’institution bilingue, avait accusé le Québec de commettre une forme de lynchage médical institutionnalisé à la suite de la mort de Joyce Echaquan.
La critique de Bombardier fait également écho à la suspension de chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval par l’Université d’Ottawa, à la suite d’une controverse autour de la prononciation du mot en « n » en classe.
Invité sur le plateau de Tout le monde en parle en décembre 2020, l’essayiste Mathieu Bock-Côté nous propose à son tour une définition de ce que représente le fait d’être woke : « nous sommes devant [des gens] éveillés, et ceux qui n’en sont pas sont donc dans l’obscurité. » Après avoir décrié l’américanisation de la sphère publique, le diplômé en sociologie ajoute que les wokes « sont persuadés d’être le bien contre le mal. Ils ont le monopole du vrai, du juste et du bien […] ».
D’où nous provient donc ce terme et que signifie-t-il?
L’émancipation afro-américaine et la genèse d’une expression
Pour bien saisir les nuances de cette expression, il est nécessaire de porter une attention particulière aux mouvements d’émancipation afro-américains du début du XXe siècle. Invitant la communauté afrodescendante du monde entier à prendre conscience des réalités de l’activisme, l’intellectuel d’origine jamaïcaine Marcus Gavrey publie une série d’aphorismes en 1923, dont « Wake up Ethiopia! Wake up Africa! ».
Quelques années plus tard, le chanteur de blues Huddie W. Ledbetter, alias « Leadbelly » popularise le terme emprunté à Gavrey dans sa chanson « Scottsboro Boys », en y prononçant la phrase « stay woke ». La pièce musicale fait référence au groupe de neuf adolescents noirs de la ville éponyme en Arkansas, accusés d’agression sexuelle sur deux femmes blanches.
L’Association américaine pour les libertés civiles (ACLU) décrie un procès expéditif ainsi qu’un jury composé entièrement de blancs. Les trois derniers membres des Scottsboro boys sont graciés en 2013 à titre posthume en Alabama. Ce procès reste un jalon important dans la lutte afro-américaine et un exemple de racisme systémique dans l’Amérique des lois Jim Crow.
Black Lives Matters et la popularisation du terme
L’analogie de rester « éveillé » envers l’inégalité raciale reste une thématique très présente au sein de la littérature afro-américaine tout au long du XXe siècle. Il faut cependant attendre le tournant des années 2010 pour que l’expression obtienne une certaine notoriété auprès d’un public plus général.
En 2014, des policiers de la ville de Ferguson au Missouri ouvrent le feu et abattent Michael Brown, un Afro-Américain âgé de 18 ans. Les émeutes qui s’en suivirent propulsèrent le mouvement Black Lives Matters à l’échelle nationale. Le mot woke est alors présent sur de nombreuses pancartes contre la brutalité policière et se fait entendre dans le discours des manifestantes et manifestants. Plus largement, cette expression se trouve désormais associée à de nouvelles formes de luttes contre l’oppression, et converge avec une partie de la gauche libérale aux États-Unis.
Les émeutes à l’Université Berkeley et l’Alt-right
Comment se fait-il qu’une expression issue de la culture afro-américaine se retrouve aujourd’hui associée à une draconienne de la rectitude politique? Les raisons sont pour le moins complexes, mais une partie de la réponse peut toutefois se trouver sur les campus américains, où un climat de plus en plus polarisant se fait sentir.
En 2016, des élèves membres d’une association étudiante prorépublicaine invitent des conférenciers conservateurs à prononcer des discours pour souligner l’apport historique de l’Université Berkeley à la liberté d’expression.
La présence très médiatisée de Nathan Damigo, puis de Milo Yiannopoulos à ces activités soulève de vives controverses. Les hommes sont décrits par le Southern Poverty Law Center comme figures de proue de mouvements suprémacistes blancs. Ces derniers profitent de leur tribune pour dénoncer une « culture du politiquement correct » et une « censure culturelle » de la part des militantes et militants qui se réclament wokes.
Les discussions dérapent rapidement en émeutes violentes et attirent l’attention de tous les États-Unis. L’événement est présenté comme un combat idéologique entre les défenseurs de la liberté d’expression et des militants radicaux de gauche. L’expression « woke » est alors instrumentalisée par des franges de la droite alternative américaine pour qualifier péjorativement les adeptes de la justice sociale.
Source photo : Stocksnap