Le travail infantile : portrait d’une jeunesse marginalisée

Par Quentin Laborne et Gregory Pierre

Malgré qu’Haïti soit un pays signataire de la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989, force est de constater que la jeunesse haïtienne est encore fébrile. Si le phénomène du travail infantile n’est pas inconnu dans la littérature, l’enjeu n’en reste pas moins complexe et obscur. Mais, surtout : il indigne.

C’est avec grande humilité que Gregory Pierre, jeune sociologue haïtien diplômé de l’Université d’État en Haïti – que j’avais eu l’occasion de rencontrer dans le cadre de mon article Lire Haïti à la page de la déforestation – se joint aujourd’hui à moi pour écrire cet article. Il faut dire que Gregory est actuellement en processus de rédaction d’un rapport de stage portant sur l’enfant travailleur, le travail infantile et le risque d’échec scolaire en Haïti. Le travail infantile est une réalité qu’il a pu côtoyer au fil des témoignages collectés dans le cadre de sa recherche.

État de la situation

Selon une récente étude menée par le CRS (Christian Relief Services), 22 % des enfants haïtiens seraient des enfants travailleurs. Si ce chiffre paraît déjà très élevé, la réalité serait encore plus troublante. D’abord, il faut savoir que ce type de recensement est une tâche très complexe, d’une part pour des motifs logistiques induits par la faiblesse des capacités de recensement en Haïti, ensuite parce que la notion de « travail infantile » est une notion qui peut porter à confusion.

En Haïti, le travail infantile est un phénomène encadré par le Code du travail haïtien. En ce sens, celui-ci ne constitue pas en soi une aberration aux yeux de l’État, mais plutôt une pratique qu’il faut encadrer. En voici quelques extraits :

« Les mineurs âgés de moins de 15 ans ne pourront travailler dans les entreprises industrielles, agricoles ou commerciales. – Art. 335 »

« Aucun enfant âgé de moins de 12 ans ne peut être confié à une famille pour des travaux domestiques. Il ne devra pas être employé à des travaux domestiques au-dessus de ses forces. – Art. 341 »

« Il est interdit de faire travailler des enfants :

  • Pendant les heures de classe fixées par les règlements de   l’école où ils sont régulièrement inscrits;
  • Les après-midis, les dimanches et jours de chômage légal;
  • Pendant la nuit.

De plus ces enfants doivent pouvoir jouir d’un repos quotidien ininterrompu de dix heures par jour. – Art. 347 ».

Ainsi, la notion de travail infantile ne se résume pas qu’au cadre légal. Il faut davantage l’entendre comme étant « toute activité réalisée par un enfant (un mineur) et qui risque de mettre son intégrité en danger (physique ou morale) ». Lorsque l’on parle de travail infantile, nous ne faisons pas seulement référence aux enfants qui occupent des « emplois » dans des ménages, commerces et usines, mais aussi aux enfants réduits à l’esclavage, à la traite, à l’exploitation sexuelle et à la criminalité. Le travail infantile a donc deux visages, l’un étant plus sombre encore que l’autre.

Des facteurs structurels et culturels

Il serait trop simple de dire que le travail infantile est hérité de l’histoire coloniale du pays. Certes, le travail infantile à cette époque était une réalité. Cependant, celui-ci est aujourd’hui le fruit de facteurs structurels plus importants. Si Haïti peine à légiférer et combattre le phénomène des « enfants travailleurs » c’est, d’une part à cause du manque de ressources pour veiller à l’application de la loi, et d’autre part à cause de la pression sociale.

En milieu rural, la faiblesse des infrastructures (écoles, hôpitaux, etc.) contraint certaines familles à envoyer leurs enfants en ville auprès d’autres membres de la famille dans l’espoir de leur offrir une meilleure qualité de vie. Dans certains cas, lorsque l’enfant n’est en réalité pas laissé à lui-même, celui-ci est amené à travailler pour le compte de sa famille d’accueil, délaissant l’école dans la foulée.

En milieu urbain, tout comme en milieu rural, l’enfant peut aussi servir de levier financier afin de soutenir sa famille. Si cet état de fait est en grande partie attribuable à l’extrême pauvreté de certains ménages, il faut toutefois souligner que celui-ci est aussi hérité d’une conception culturelle, d’un principe de valeurs assumé et illustré par l’expression « manman bourik fe pitit li se pou do li ». En d’autres mots, un foyer peut parfois trouver soulagement (en l’occurrence financier) à accueillir un nouvel enfant.

Formation d’une « sous-classe » de la société

L’enfant travailleur, qu’il soit issu de la rue ou en domesticité, évolue dans un environnement social et culturel où il est considéré comme un exclu : exclu du marché du travail, exclu de la norme, et qui plus est, exclu de tout système d’aide. En Haïti, les enfants travailleurs, et en particulier les jeunes de la rue, se retrouvent regroupés au sein d’une « sous-classe », exclue, marginalisée et ostracisée. L’exemple des enfants en domesticité, les restavèk, illustre bien cette marginalisation, dans la mesure où leur appellation même constitue une injure grave en Haïti. Ce qui expose bien tout le poids de l’étiquette sociale.

Bilan d’une réalité à demi-avouée

Le travail infantile se décline dans une variété de lecteurs, que ce soit sur des terres, dans des commerces, des industries, des mines ou des ménages. Si celui-ci est timidement encadré par l’État, il n’en reste pas moins une réalité qui se déroule sous les yeux de tous, une sorte de réalité à demi-avouée où personne ne la légitime vraiment, mais où la plupart gardent le silence. Aujourd’hui, plusieurs ONG locales et internationales interviennent sur le terrain afin de limiter les dommages causés par cette forme d’exploitation, que ce soit par des projets de sensibilisation ou des projets de promotion et d’accompagnement académique. Cependant, des réponses à long terme de cette problématique impliquent des changements structurels importants : un meilleur accès aux infrastructures de base et la réduction des facteurs de pauvreté. Ceux-ci doivent partir de l’initiative citoyenne et des efforts de développement local afin d’améliorer réellement et profondément les conditions matérielles d’existence.


Crédit Photo @ Vlad Sokhin

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