Par Jonathan Cloutier
La semaine du 10 octobre dernier, trente et un individus, dont un «kingpin» central, furent arrêtés avec plus de 300 accusations liées à des activités de trafic humain, de proxénétisme et de fraude, ceux-ci opérant un large réseau de traite des personnes et de crime organisé au Canada.
Cette vaste enquête policière fut mise en marche il y a un an, après que deux jeunes femmes ayant fui leur proxénète aient contacté la police. L’enquête, qui avait pour nom de code « Project Convalesce », fut un effort historique de coopération entre cinq services de police, soit la police régionale de York, la police provinciale de l’Ontario, le Service de police de Toronto, la police régionale de Peel et l’Équipe intégrée de lutte contre le proxénétisme et l’exploitation sexuelle (EILP). L’EILP, créée en 2017, est d’ailleurs dirigée par la police de Montréal et comprend des représentants de la GRC, de la Sûreté du Québec et des services de police des villes de Québec, Laval, Gatineau et Longueuil.
Les enquêteurs ont identifié 12 victimes confirmées ainsi que 33 autres femmes qui auraient été mêlées au réseau au cours de la dernière année, la police espérant les retrouver ou qu’elles la contacteront. La majorité des femmes venait du Québec et elles avaient été amenées en Ontario ou ailleurs vers l’ouest du pays à des fins de prostitution.
«Ces victimes ont subi des agressions violentes, des agressions sexuelles et d’autres circonstances dégradantes alors qu’elles étaient contrôlées par ces criminels violents.»
– Brian Bigras, Chef adjoint de la police de York
Un crime méconnu malgré son ampleur
Selon les Nations Unies, le département de la Défense des États-Unis et nombre d’autres autorités en la matière, le trafic humain (aussi communément appelé traite de personnes) est le crime connaissant la plus rapide ascension dans le monde, et se positionne ainsi deuxième mondialement en termes de revenus, tout juste derrière le trafic de stupéfiants, avec des profits annuels de 150 milliards de dollars US. De plus, les plus récentes statistiques de l’Organisme international du travail (OIT) datant de 2016, estiment à 40,3 millions le nombre de victimes d’esclavage moderne, ce qui signifie qu’il y a 5,4 victimes d’esclavage moderne pour chaque 1 000 habitant dans le monde.
Il est toutefois important de pouvoir distinguer l’esclavage moderne de la traite de personnes, ces termes n’étant pas synonymes. En effet, la traite constitue plutôt une étape de l’esclavage moderne, étape comprenant le transport, l’hébergement, le recrutement ou l’accueil de victimes aux fins d’exploitation.
Malgré ces statistiques alarmantes, ce crime demeure largement méconnu, tant dans sa définition que ses caractéristiques spécifiques et ses formes visibles. Un bref survol du web nous permet effectivement de trouver nombre de définitions de l’enjeu. Cependant, la plus reconnue est celle énoncée par le Protocole additionnel des Nations Unies visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes adopté en 2003. Brièvement, le Protocole définit le trafic humain comme impliquant une action de transport, recrutement, hébergement ou accueil de victimes par moyen de force ou autres formes de contrainte, mensonge, manipulation ou tromperie, et ce à des fins d’exploitation commerciale des victimes.
Le Canada n’échappe pas à ce crime
Selon Statiques Canada, la traite de personnes est en constante hausse au pays depuis 2010, du moins en ce qui s’agit des cas traités par la police. Ainsi, la police a déclaré 1 099 affaires de 2009 à 2016 comprenant une infraction de traite de personnes, et plus de la moitié (55 %) de ces cas furent rapportés entre 2015 et 2016 seulement. Il s’agit donc d’une augmentation considérable. Toutefois, l’ampleur de la traite des personnes étant difficile à mesurer, en partie dû à la nature criminelle et clandestine de l’acte, il est raisonnable d’imaginer que le nombre réel de cas est substantiellement supérieur à celui du nombre d’affaires connues et déclarées par les autorités.
À quelle(s) forme(s) d’exploitation sont soumises les victimes de la traite en sol canadien ?
La majorité des affaires de traite de personnes au pays sont liées à l’exploitation sexuelle et comportent au moins une autre infraction, le plus souvent liée à la prostitution. Ces infractions secondaires sont majoritairement relatives à la prostitution (58 %), aux voies de fait de tous les niveaux (39 %) ainsi qu’aux infractions sexuelles (20 %). Tel que l’expliquent les membres de l’opération « Project Convalesce », les conditions d’abus physiques, sexuels et psychologiques font en sorte qu’il est extrêmement difficile pour une victime d’oser quitter ses trafiqueurs et de rapporter sa situation aux autorités.
Qui sont les victimes ?
Récemment, plusieurs Québécoises et Québécois ont été initiés à cette réalité de la traite de personnes en sol canadien au travers la série télévisée Fugueuse. Bien qu’il soit vrai qu’il y ait un nombre croissant de cas impliquant des jeunes filles et jeunes femmes qui, n’étant pas considérées comme défavorisées sur le plan socio-économique, se font manipulées par un « pimp » prétendant être en relation romantique exclusive avec elles, cela n’est pas le portrait le plus représentatif des victimes canadiennes de la traite. Selon le Rapport de 2014-2015 du Plan d’action national contre la traite des personnes, les individus courant le plus de risques de devenir victimes de la traite demeurent les membres de groupes plus vulnérables de la société, telles les femmes, celles-ci représentant 95 % des 865 victimes déclarées par la police en sol canadien de 2009 à 2016, mais aussi les jeunes, et plus précisément, « les enfants d’origine autochtone, les migrants, les nouveaux immigrants, les adolescents à risque, les personnes en fugue et celles qui sont défavorisées sur le plan social ou économique ».
Cette opération policière a non seulement produit d’importants résultats substantiels, elle a également apporté à l’attention de la population canadienne le caractère très réel de ce crime trop souvent associé aux fictions du cinéma, ou encore à des réalités de pays lointains. Cet enjeu transcanadien et transnational, propulsé d’ailleurs par l’utilisation des nouvelles technologies entre autres à travers la vente de services sexuels en ligne, exige une réponse sociale appropriée afin de comprendre les auteurs et victimes de ces crimes et ainsi prévenir et réprimer ces actes. L’enquête du « Project Convalesce » demeure active, et nombre d’autres initiatives multidisciplinaires, autant gouvernementales que communautaires, luttent chaque jour à combattre ce crime et donner une voix à ses victimes.