Par Maxim Chemarin
Il y a quelques semaines déjà, on pouvait lire un peu partout dans les médias internationaux que le ciel de Shambhu, un village de l’État du Pendjab en Inde, présentait un spectacle inusité : des cerfs-volants et des drones. Au sol, en revanche, alors qu’il était possible de voir des agriculteurs qui manifestaient un mécontentement évident devant la police, on comprenait rapidement que le portrait aérien n’était que le symbole d’une tension beaucoup plus animée et profonde.
Cette division adosse le gouvernement central indien à ces agriculteurs depuis maintenant plusieurs années dans un contexte de libéralisation. Mais que se cache-t-il derrière ces nouvelles manifestations des agriculteurs indiens? Les pistes de réflexion pointent, comme dans beaucoup de cas liés au commerce, à la fois vers les sphères domestique et internationale.
Crise actuelle
Ce qui pouvait sembler un cas isolé en février est devenu depuis un réel mouvement alors que les agriculteurs indiens se sont regroupés par milliers le 14 mars dans la capitale du pays pour manifester leur demande première : la mise en place d’un « prix minimum » (Minimal Support Price) pour 23 types de récoltes. En fait, le gouvernement indien avait établi dans les années 1960 un système établissant au besoin des prix minimums s’appliquant aux récoltes jugées cruciales afin de lutter contre les chutes drastiques de prix ainsi que les pénuries.
Ledit système s’applique encore aujourd’hui, mais uniquement sur les récoltes de blé et de riz, ce qui place les agriculteurs dans des situations financières précaires selon les aléas du marché. D’ailleurs, plusieurs études démontrent que les agriculteurs en Inde présentent des taux alarmants de suicide, ce qui pourrait s’expliquer par les conditions extrêmement difficiles liées à leur emploi.
Pour donner suite aux manifestations des agriculteurs, le gouvernement proposait dès le 18 février une entente garantissant le « prix minimum » sur cinq autres produits : le haricot urd, le haricot mungo, le pois d’Angole (Toor Dal), le maïs et le coton. L’offre, qui n’aurait été valide que sur une période de cinq ans, a été refusée par les agriculteurs. À titre indicatif, les représentants des syndicats d’agriculteurs seraient toujours en négociations avec plusieurs ministres désignés (Piyush Goyal, Arjun Munda et Nityanand Rai).
Du pareil au même
Pourquoi faut-il garder à l’œil ces manifestations? Parce que cette nouvelle grogne des producteurs agricoles n’est pas fortuite et ses implications seront importantes pour la plus grande démocratie du monde. En effet, ce n’est pas la première fois que les agriculteurs indiens se soulèvent de la sorte.
En septembre 2020, le parlement indien adoptait trois nouvelles lois appelées populairement les Farm Bills. En résumé, ces lois représentaient, selon le gouvernement, des facilitants en ce qui a trait à la vente des récoltes par les agriculteurs à des entreprises. Conséquemment, la crainte principale des agriculteurs était que lesdites entreprises soient en mesure d’établir le montant d’achat des récoltes les plaçant du même coup d’autant plus à la merci du marché. Déjà en 2020, les syndicats d’agriculteurs demandaient l’application de « prix minimum » pour les récoltes. Cependant, après plusieurs événements violents et une dizaine de rounds de négociations s’échelonnant sur plusieurs mois, Narendra Modi annonçait le 19 novembre 2021 dans un message télévisé que les Farm Bills seraient renversés.
En ce qui a trait aux événements récents, le mécontentement actuel se situe surtout dans la précarité persistante des conditions des agriculteurs. Le gouvernement indien s’était engagé avant la présentation du budget de 2016 à doubler les revenus des agriculteurs pour 2022. La promesse a été réintroduite par le Bharatiya Janata Party, parti politique mené par Narendra Modi, durant la campagne électorale des élections générales en 2019, mais les résultats se font encore attendre. Lorsque le ministre de l’Agriculture, Arjun Munda, a été questionné en séance de la Lok Sabha sur l’évolution du revenu moyen des agriculteurs, il a répondu que le revenu moyen par mois était passé de 6 426 roupies en 2012-2013 à 10 218 roupies en 2018-2019. La croissance récente des revenus n’a donc pas été abordée.
Au-delà des frontières
Si la pression domestique monte pour le gouvernement indien, elle monte également dans les institutions internationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Plusieurs pays comme le Canada ou encore l’Australie soulignent que les programmes de subventions offerts par le gouvernement indien influencent les prix de l’alimentation à l’échelle globale.
D’ailleurs, il avait été rapporté lors d’une rencontre en novembre dernier que les membres de l’OMC visaient une diminution significative et généralisée des subventions liées à l’agriculture. De façon plus générale, plusieurs États font pression sur le « prix minimal » indien s’appliquant déjà notamment au riz. En guise de réflexion, selon Das, le gouvernement indien s’exposerait à de possibles poursuites des autres membres de l’OMC s’il choisissait d’adopter le « prix minimal » comme le souhaitent les agriculteurs, puisqu’il ne respecterait plus la Peace Clause. Celle-ci vise à protéger les pays dits en voie de développement en leur permettant de subventionner plus que les autres membres en agriculture. Ainsi, le gouvernement de Narendra Modi n’aura que très peu de marge pour trouver une solution qui plaira aux deux pôles.
Nombreux sont les experts de la politique interne et externe de l’Inde qui mentionnent la capacité de mobilisation et d’influence de la société civile indienne. Dans le cas des agriculteurs, comme il s’agit d’un groupe populeux, il est évident que Delhi devra être à l’écoute. Qui plus est, l’élection générale indienne, qui se tiendra d’avril à juin prochain, pourra fort possiblement servir de levier de négociations avec l’administration Modi, qui tentera de revenir pour un troisième mandat.
Dans un contexte intérieur difficile combiné à une pression internationale complexe, il sera intéressant de voir si les agriculteurs auront à nouveau gain de cause ou si les cerfs-volants détourneront à nouveau les drones.
Source: Wikimedia Commons