Par Jean-François Eddie
Khalid Adnane était de passage à Vienne en tant que conférencier dans le cadre du International Multidisciplinary Scientific Conferences on Social Sciences and Arts (SGEM), du 11 au 14 avril derniers. Chargé de cours à l’école de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke depuis plus de 20 ans, il était invité à prononcer plusieurs présentations sur la thématique de la mondialisation et sur les limites du système capitaliste. Il est intéressant de noter que, dans certains cas, ses conclusions étaient loin de faire l’unanimité parmi les intellectuels présents dans la capitale autrichienne. Spécialiste de la politique économique et expert dans l’analyse historique de la mondialisation, le professeur Adnane a gentiment accepté d’accorder une entrevue au Collectif.
Après avoir terminé un baccalauréat en sciences économiques à l’Université de Sherbrooke, puis une maîtrise en analyse des politiques à l’Université Laval, Khalid Adnane s’est trouvé une passion pour l’enseignement, qu’il entretient encore aujourd’hui à Sherbrooke. Célèbre chargé de cours, bien connu dans les couloirs de l’école de politique appliquée (ÉPA), ses domaines d’enseignement et d’intérêt touchent autant les relations internationales que l’économie politique : « Je m’intéresse particulièrement à la politique économique, l’analyse historique de la mondialisation et les rapports économiques internationaux, notamment Nord-Sud. Les statistiques et les méthodes quantitatives ainsi que l’aide à la décision retiennent également mon attention. »
Cette expertise dans les domaines de la mondialisation et de l’économie de marché lui a valu une place à la prestigieuse conférence SGEM 2019 à Vienne. Le professeur de l’ÉPA a prononcé autant le discours d’ouverture que de fermeture de l’évènement devant les nombreux doctorants, étudiants et autres participants. Au total, 210 articles ont été publiés durant la conférence, et 144 présentations ont eu lieu (27 par des étudiants au doctorat). De plus, 3 ateliers et 5 expositions d’art ont été organisés lors de l’évènement. « Mon coup de cœur de cette conférence, c’est la combinaison entre art et sciences. Il y avait beaucoup d’expositions et de conférences sur les arts, et étant donné qu’on était dans le palais Niederösterreich, c’est forcément la place pour ça, » explique le professeur Adnane.
Un procès qui n’a pas raison d’être
Lors de sa conférence intitulée « Le procès intenté envers la mondialisation et l’économie de marché », Khalid Adnane a parcouru les diverses critiques adressées au système capitaliste et à la mondialisation depuis près de 30 ans. Concept difficile à définir de manière unique, les gens ont souvent leurs propres conceptions de la mondialisation. Que ce soit l’effet positif de la diversité des produits, l’absence de frontières ou la destruction identitaire, chacun trouve ce qui lui convient. Pour le professeur de l’ÉPA, l’étude de la mondialisation n’a toutefois d’autre choix que de s’exprimer sur le plan économique : « [la mondialisation] c’est un concept qui est lié et ancré directement sur le système qui nous gouverne, le système capitaliste et donc l’économie de marché. J’ai voulu faire comprendre que le capitalisme est un système de création de richesse massive qui a permis à beaucoup de gens de sortir de la pauvreté abjecte, malgré les nombreux dérapages dont il est capable. »
C’est ainsi que le professeur Adnane fait état de la prémisse de sa présentation : le capitalisme est un système qui est là pour de bon; le problème se trouve dans la régulation de ses contradictions et de ses aberrations. Le politologue sherbrookois appuie sa position en se référant à deux économistes. D’abord, Jean-Maynard Keynes, probablement l’économiste le plus influent du XXe siècle, disait du capitalisme : « le capitalisme international n’est pas une réussite. Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes ». C’était en 1933, en pleine période de dépression économique; Keynes se rendait à l’évidence qu’à défaut de trouver une solution de rechange au système capitaliste, il fallait travailler à corriger ses contradictions.
Par ailleurs, Paul Krugman, lauréat du Prix Nobel de l’économie en 2008, disait à juste titre dans son ouvrage Pourquoi les crises reviennent toujours? : « Manifestement, ce que nous allons avoir à faire, c’est réapprendre les leçons que nos grands-pères ont apprises de la Grande Dépression […] tout ce qui doit être secouru pendant une crise financière, parce qu’il joue un rôle essentiel dans les rouages financiers, devrait être régulé en dehors des crises. » En d’autres termes, Khalid Adnane, Jean-Maynard Keynes et Paul Krugman arrivent à des conclusions similaires. Si l’on souhaite contrer les dérapages du capitalisme, il est impératif de faire preuve de pragmatisme et d’assurer une bonne coordination de notre système économique grâce à une régulation optimale des excès de nos dirigeants.
Réaction mitigée des professeurs de l’Est
Aux lendemains de sa présentation, le professeur Adnane a eu l’opportunité d’échanger et de discuter du projet mondialiste avec divers intellectuels présents à l’évènement. Lors de notre entretien, le politologue sherbrookois s’est dit stupéfait de constater un certain déni par rapport aux bienfaits documentés de la mondialisation : « J’ai découvert avec fascination la présence d’un sentiment de rancœur, d’amertume, notamment chez des professeurs roumains, russes, polonais et tchèques, vis-à-vis l’Ouest. J’ai eu des débats virulents avec un professeur roumain sur la question de la mondialisation. En effet, malgré les avancées socioéconomiques majeures apportées par la globalisation, on ressent une fermeture et un désaccord face au projet mondialiste… Pour mes homologues de l’Est, ces progrès sont perçus comme une sorte d’occidentalisation, de domination à l’américaine. »
Ce détachement, nourri fort probablement par la période belliqueuse de la guerre froide et ses suites, est de toute évidence encore présent chez les pédagogues de l’Est. Un tel point de vue n’est toutefois pas sans raison d’être. La mondialisation devait offrir des bienfaits pour tout le monde, mais finalement on réalise qu’elle a été beaucoup plus heureuse pour le 1% des plus riches. Toutefois, le procès adressé au projet mondialiste est à relativiser, d’après le professeur Adnane : « Les chiffres démontrent que, dans les 30 dernières années, il n’y a jamais eu autant de prospérité dans le monde; c’est vrai qu’il y a du travail à faire sur un plan micro, lorsque l’on rentre dans un pays on observe des inégalités flagrantes, choquantes, mais globalement le monde va mieux malgré cette perception que ‘‘c’était mieux avant’’ ». Qu’on soit d’accord ou non, il est rassurant que pour certains, le monde se porte mieux.