Par Quentin Laborne
La déforestation, qui a débuté au cours des années 60 en Haïti, joue un rôle crucial dans le climat d’insécurité alimentaire qui persiste dans de nombreuses régions du pays. S’il m’a été donné l’opportunité de rencontrer, dans le cadre de mon stage, autant des personnes qui travaillent la terre que d’autres qui l’étudient, il me semblait important d’aborder la question d’un point de vue sociologique afin de bien comprendre les impacts de la déforestation sur la société. Ainsi, Grégory Pierre, jeune sociologue haïtien, a bien voulu me faire part de l’étendue de ses connaissances sur le sujet. Non seulement a-t-il pu l’étudier, mais c’est aussi une réalité à laquelle il fait face tous les jours.
Un phénomène, deux évènements
Lorsque l’on parle du phénomène de déforestation en Haïti, on fait appel à deux évènements distincts.
Le premier a trait à la coupe des arbres traditionnels appelés Mapou sous la dictature de Duvalier père (aussi appelé Papa Doc) et qui avait pour objectif d’éradiquer partiellement la superstition chez les Haïtiens, intimement liée à la culture vaudou. Paradoxalement, les leaders politiques, à l’instar de Papa Doc, ont toujours instrumentalisé la superstition auprès de la population. On peut donc s’imaginer qu’en éradiquant partiellement la superstition, cela permettait d’avoir un meilleur contrôle sur la façon de l’instrumentaliser. Dans tous les cas, cela relève d’un affront à la dignité nationale pour Grégory : « Avec le mouvement “rejeté” de Duvalier et le phénomène d’évangélisation introduit à peu près à la même époque, on tentait ouvertement de chasser la superstition et de casser la culture haïtienne. »
Le second événement consiste dans la traite massive et non contrôlée d’arbres en Haïti afin de produire du charbon qui était, et qui reste encore aujourd’hui, en très forte demande. C’est ce sujet auquel je m’intéresse plus particulièrement dans le cadre de mon stage, mais aussi de cet article.
La misère au service de la demande
Avec l’arrivée des industriels sous Duvalier dans les années 60, l’exode rural s’est exacerbé. Une partie des personnes qui ont tenté de rejoindre les centres urbains, motivés par la recherche d’emploi, étaient issues de la paysannerie et formeront éventuellement ce que Gregory qualifie de « lupen prolétariat » ou « prolétariat oublié ».
La ghettoïsation et l’augmentation démographique ont rapidement installé un climat de survie propice à une forte demande de charbon pour se chauffer et se nourrir. Quant à la paysannerie, celle-ci y trouve aussi son compte en se lançant dans le commerce de charbon, mais délaisse par conséquent le travail de la terre. Cela cause deux problèmes : une surexploitation de la traite des arbres qui causera éventuellement une érosion importante des sols, et un délaissement de l’agriculture qui, une fois lié au phénomène de l’érosion, participera à créer un climat d’insécurité alimentaire, encore très présent en Haïti.
Un enjeu d’État
La question est devenue un enjeu sensible qui est discuté au sein même des structures gouvernementales, bien que de façon conjoncturelle. Or, l’État haïtien intègre la question de la traite des arbres dans le cadre du débat sur la modernité. Selon Gregory, c’est une grande erreur :
« Il ne suffit pas de fournir des fours et poêles au propane ou à l’électricité. L’accès à ces deux sources d’énergie est déjà très complexe. Il s’agit davantage de mettre en place des cultures d’arbres qui peuvent rapidement produire du charbon qui, lorsque contrôlées adéquatement, ne mettent pas en péril le sol et l’aliment. »
En fait, la traite d’arbre pour l’exploitation du charbon devient essentiellement problématique quand celle-ci n’est pas contrôlée. Les arbres sont, pour la plupart, abattus par des particuliers qui ne sont pas forcément outillés pour distinguer quels types d’arbres sont plus propices à être abattus. Par exemple, on assiste depuis quelques années à de la coupe massive d’arbres côtiers qui constituent la mangrove. Ces arbres très solides représentent une bonne qualité de charbon, cependant ceux-ci participent à protéger les rives de la montée des eaux tout en s’intégrant dans les cycles de reproduction de certains poissons. Au final, ce sont les sentiments d’insécurité face aux changements climatiques comme la montée des eaux et les catastrophes naturelles qui s’exacerbent au même titre que l’insécurité alimentaire dans les villes côtières.
L’éducation et la mobilisation citoyenne : des pistes de solutions à long terme
Présentée de la sorte, la situation paraît incontrôlable et presque impossible à inverser. Cependant, Grégory soulève quelques éléments qui peuvent représenter des perspectives de changements à long terme et je ne peux moi-même m’empêcher d’en constater.
L’IRATAM (institut de recherche et d’appui technique en aménagement du milieu), par exemple, travaille dans plusieurs zones du département Nord-Est en fournissant un appui technique et en organisant auprès des agriculteurs des activités de sensibilisation à l’égard des problèmes d’érosion des sols et d’exode des jeunes issus des communautés rurales. Des mouvements citoyens se forment aussi pour s’opposer à la traite irresponsable des arbres et pour sensibiliser les communautés urbaines et suburbaines aux enjeux qui y sont liés.
Ultimement, ces différentes initiatives locales doivent cependant se battre contre des intérêts puissants : d’importants grossistes de charbon et compagnies étrangères par exemple. Il y a quelques décennies, une compagnie étrangère avait introduit la culture d’une sorte de cactus appelée sisal et dont l’implantation a défertilisé le sol. Encore aujourd’hui, 50 ans plus tard, la région accuse les contrecoups de cette exploitation qui visait principalement à produire de la fibre pour faire matelas, sacs et autres produits du genre. Une partie de la bourgeoisie songe à réintégrer cette entreprise lucrative en Haïti et Gregory et son organisme s’opposent vivement à ça : « S’il faut planter quelque chose en Haïti aujourd’hui, ce sont des arbres qui permettent de nourrir la population. »
Crédit Photo @ Chathahouse.org