Par Victoria Vieira
La lecture de multiples articles scientifiques peut rapidement devenir une tâche fastidieuse et chronophage, surtout en pleine session universitaire. Afin d’y remédier, Annabelle Berthiaume, professeure à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, a eu l’idée novatrice de transmettre les résultats de ses recherches par le biais de la bande dessinée (BD). L’objectif : démocratiser les connaissances acquises au cours de ses recherches en utilisant un moyen créatif.
Avec l’illustratrice Iris Boudreau, elles ont publié en 2023 la BD intitulée Coconstruction et travail gratuit : les femmes invisibles dans les initiatives communautaires à Montréal. Basée sur l’article préalablement publié par Annabelle Berthiaume dans la Revue des politiques sociales et familiales (2023), cette œuvre permet de saisir, de manière accessible, les réalités du travail gratuit au sein des organismes communautaires et de la coconstruction, dans le champ « enfance-famille ».
Coconstruction
La compréhension initiale du concept de coconstruction peut sembler complexe, mais une représentation visuelle, comme celle offerte dans la BD, simplifie cette notion. En effet, elle illustre de manière claire un terme fréquemment utilisé dans les domaines de l’économie sociale, du travail social et de la gestion de projet. En mettant en lumière la relation d’interdépendance entre l’État et les organismes communautaires, la BD facilite la compréhension selon laquelle l’État dépend du secteur communautaire pour fournir des services essentiels aux populations vulnérables, tandis que les organismes dépendent du financement de l’État pour concrétiser leurs projets.
Annabelle Berthiaume s’est penchée sur la table de quartier de Saint-Rita (nom fictif pour préserver la confidentialité du quartier) afin de comprendre la manière dont se « produit » la coconstruction dans la communauté. En effet, les tables de quartiers jouent un rôle important en tant qu’intermédiaire entre l’État et les organismes communautaires en filtrant les financements provenant des bailleurs de fonds en direction des organismes communautaires. Cette dynamique souligne alors l’importance stratégique des tables de quartier dans le processus de coconstruction. L’analyse de la coconstruction par Berthiaume repose sur une démarche ethnographique menée entre 2017 et 2018, basée principalement sur les espaces de concertation du quartier Saint-Rita à Montréal.
Dans la BD, les questions qu’Annabelle Berthiaume se pose nous mènent à comprendre que l’approche féministe devient particulièrement pertinente pour comprendre les rouages de la coconstruction. En effet, la BD simplifie cela en nous montrant, selon les travaux de D. Kergoat (2001), qu’une division sexuelle du travail s’opère, où les tâches sont non seulement réparties entre les genres, mais également hiérarchisées, conférant une valeur supérieure au travail des hommes par rapport à celui des femmes. Dans cette optique, les activités liées à la sphère reproductive, souvent associées aux femmes et perçues comme moins importantes, sont fréquemment dévaluées et sous-rémunérées. En contraste, les hommes occupent plus fréquemment des postes décisionnels et de responsabilités dans la sphère publique, qui sont davantage valorisés et rémunérés. Ce faisant, dans la BD, on comprend que même si les femmes sont surreprésentées dans les milieux communautaires, leur rôle demeure souvent dans l’ombre des écrits portant sur la coconstruction. Grâce à la rhétorique d’Annabelle Berthiaume, une question appert : la coconstruction a-t-elle un « genre »?
Pour explorer cette question, la BD nous plonge directement au cœur d’un témoignage de la chargée de projet de la table de quartier de Saint-Rita. Ce témoignage nous permet de comprendre que la table dépend du financement de l’État et qu’elle est soumise à des contraintes budgétaires qui ajoutent une pression sur les intervenantes, déjà généralement moins bien rémunérées que dans le secteur public. Aussi, on découvre que ces intervenantes, nécessaires pour fournir des services essentiels, s’appuient sur le soutien bénévole et des stagiaires, créant ainsi une forme de travail non rémunéré pour celles-ci. La BD illustre alors visuellement cette réalité en mettant en lumière les actrices de la coconstruction, notamment les stagiaires et les bénévoles, qui effectuent ce « travail » de manière bénévole. Nous avons ainsi la chance d’aller à la rencontre de personnes qui vivent la coconstruction et qui doivent faire face aux contraintes imposées par le manque de financement : ainsi, nous donnons un visage concret à ce qui est présenté dans l’article scientifique.
Par ailleurs, dans la BD, on découvre qu’une division du travail est présente dans le quartier de Saint-Rita, où la majorité des actrices sont des femmes. On y comprend, si on s’appuie sur les travaux de D. Kergoat (2001) qui dévoilent la division sexuelle du travail et sa hiérarchisation, que certaines responsabilités, comme la gestion budgétaire, la coordination des bénévoles et les échanges avec les décideurs politiques, sont assumées par des personnes employées. En contraste, on comprend que les aspects liés à l’intervention, à l’accueil et à l’écoute envers les familles puis les enfants sont délégués aux non-salariées, à savoir les stagiaires et les bénévoles.
La complexité de cette réalité devient plus accessible grâce à la BD, car elle offre une représentation visuelle concrète de la hiérarchisation des tâches rémunérée et non rémunérée. En effet, cette visualisation nous permet de saisir concrètement la division du travail au sein de la table, où les tâches traditionnellement attribuées aux femmes, comme l’intervention, restent non rémunérées. En parallèle, on comprend que les responsabilités généralement associées à la sphère publique, traditionnellement assumées par des hommes, sont effectuées par les intervenantes qui sont rémunérées. Le travail lié à la sphère privée, englobant l’intervention, se trouve ainsi relégué à un statut dénué de reconnaissance et gratuit, représentant une forme de travail invisible.
En conclusion, la BD rend visible le travail invisible des femmes impliquées à la table de quartier de Saint-Rita, offrant ainsi compréhension holistique de la manière dont se « produit » la coconstruction. Cette compréhension nous permet ainsi d’amorcer une réflexion éclairée sur la coconstruction. La BD ouvre la voie à un dialogue collectif sur la nécessité de revoir les politiques sociales liées à la coconstruction, afin de reconnaître et valoriser le travail invisible des femmes. Ce faisant, elle devient un plaidoyer féministe accessible concernant le financement des organismes communautaires et souligne l’importance de la recherche dans cette perspective.
Source: Canva