La poudrière ukrainienne 

Par Nikolas Morel-Ferland 

L’atmosphère est particulièrement tendue dans les rues de Kiev, alors que le spectre d’une invasion projette une ombre sur la capitale. Au moment d’écrire ces lignes, 127000 troupes russes se massent aux frontières de l’Ukraine, suscitant l’inquiétude de la communauté internationale.  

Les semaines à venir pourraient s’avérer déterminantes pour l’architecture géopolitique de l’Europe. Le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie a émis une liste d’exigences qui doivent être comblées, afin d’éviter une escalade des hostilités. Les éléments contentieux portent principalement sur l’expansion de l’OTAN vers l’Est, que Moscou perçoit comme une menace existentielle.  

Alors que les partis concernés multiplient les efforts diplomatiques à la table de négociation, l’armée ukrainienne reste sur le qui-vive, anticipant l’un des pires conflits sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale.  

Les cicatrices de la Guerre froide 

Créé en 1949, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est une alliance défensive entre pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord qui puise ses origines dans le contexte de la Guerre froide. La chute de l’URSS en 1991 n’a toutefois pas empêché l’Organisation d’admettre de nouveaux pays-membres lors des dernières décennies, comme la Lettonie, l’Estonie et la Latvie en 2004. La Russie perçoit ces accroissements comme des provocations, et redoute particulièrement une adhésion ukrainienne, qui faciliterait une implantation d’infrastructures militaires sur son flanc sud, près de la Mer Noire. 

La Fédération de Russie espère obtenir des garanties légales attestant que l’Occident s’engage à ne plus positionner de troupes près de sa frontière. Vladimir Poutine a notamment fait valoir que des missiles américains déployés en Ukraine pourraient hypothétiquement atteindre Moscou en moins de sept minutes, ce qu’il juge inacceptable. 

Les pourparlers avec Washington et Bruxelles semblent mener à l’impasse. Ces derniers estiment déraisonnables les exigences de Moscou, l’accusant inversement de poursuivre une politique expansionniste en Europe avec son intervention de 2008 en Géorgie et l’annexion de la Crimée en 2014.  

La guerre oubliée d’Europe 

Les relations entre l’Ukraine et la Russie sont particulièrement houleuses depuis les dernières années. En février 2014, une colère populaire avait mené à la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovytch, accusé de vouloir maintenir son pays hors de l’Union européenne. Bien accueillie dans la capitale, cette révolution avait cependant suscité l’ire des régions frontalières de l’est et du sud, où réside une importante diaspora russophone. Craignant la suspension de privilèges linguistiques garantis aux minorités russes, hongroises et tatares, des brigades paramilitaires commencèrent à se mobiliser, rejetant l’autorité du nouveau gouvernement à Kiev.  

L’insurrection prorusse s’est rapidement transformée en mouvement séparatiste dans la région du Donbass, avec la proclamation des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk. Dans la foulée des événements, la Russie avait provoqué la stupéfaction de la communauté internationale en déployant des forces spéciales aux alentours de Sébastopol. Un référendum fut organisé le 16 mars 2014 pour entériner le rattachement de la Crimée à la Russie, corrigeant « une injustice historique » aux dires de Vladimir Poutine. 

Encore aujourd’hui, des escarmouches d’intensités variées ont lieu sporadiquement entre les séparatistes prorusses et les forces ukrainiennes dans la région du Donbass. À l’origine peu connu du grand public, ce conflit a pris une envergure internationale en juillet 2014, lorsqu’un vol de Malaysia Airlines fut abattu par erreur au-dessus de l’Ukraine, tuant les 298 occupants.  

Selon les Nations unies, la guerre civile au Donbass a coûté la vie à plus de 14 000 civils et militaires, en plus d’être à l’origine d’un important déplacement de populations. 

Décrypter les intentions de Vladimir Poutine  

L’Ukraine conserve une importance symbolique aux yeux de la Russie. Outre les prérogatives militaires et stratégiques, le bassin du Dniepr est le berceau de la Rus’ de Kiev, une civilisation slave à l’origine des deux pays. Ces deux entités territoriales ont d’ailleurs été unies pour une grande période de leurs existences respectives. L’éclatement de l’URSS a toutefois mené à l’indépendance des anciennes républiques soviétiques comme l’Ukraine, constituant « la pire tragédie du 20e siècle » selon Poutine. Encore aujourd’hui, certains Russes la considèrent comme une partie intégrante de leur culture. 

Au premier regard, les agissements du Kremlin pourraient ainsi être interprétés comme un exemple clé de diplomatie coercitive, où des revendications sont fermement appuyées par la menace de représailles. Or, plusieurs observateurs tels que Michael Kofman du Center for Naval Analyses (CNA), soutiennent que la liste de demandes formulées par Moscou serait en fait un artifice, employé afin de donner une aura de légitimité à une potentielle invasion de son voisin ukrainien. 

Des images obtenues le printemps dernier par Maxar, une société de technologie spatiale, faisaient déjà état d’une intensification des activités militaires russes près des villes limitrophes. Cependant, le déploiement des dernières semaines se démarque par la quantité de brigades mobilisées, dont certaines seraient en provenance de l’Extrême-Orient. L’armée russe a aussi subi une cure de rajeunissement depuis l’intervention de 2008 en Géorgie, et possède de l’équipement beaucoup plus sophistiqué. 

Les spécialistes estiment la possibilité d’un conflit armé comme étant bien réelle. Les exercices militaires conjoints avec la Biélorussie prévus en février font craindre une attaque-surprise depuis trois fronts, vu les relations privilégiées entre Minsk et Moscou. 

Fin de l’hégémonie américaine et rôle du Canada 

Lors des dernières décennies, une confrontation directe entre l’Occident et la Russie aurait été inimaginable, vu l’effet dissuasif des troupes américaines stationnées en Europe. Or, comme l’a démontré la cuisante défaite en Afghanistan d’août 2021, l’Amérique n’a guère les ressources pour assurer une stabilité à l’échelle globale.  

Depuis l’administration Obama, la doctrine militaire des États-Unis privilégie les objectifs stratégiques situés dans la région de l’Asie-Pacifique, où la Chine manifeste une hostilité accrue à l’égard de Taiwan.  

Washington compte désormais de plus en plus sur les Canadiens et ses alliés européens pour faire des investissements en défense.  

Le Royaume-Uni a commencé à distribuer des missiles antichars au gouvernement ukrainien, et le Canada a promis une aide sous la forme d’un prêt de 120 millions de dollars. Cet enjeu est particulièrement important pour Ottawa, puisque le Canada possède la troisième diaspora ukrainienne la plus importante.


Crédit image @ Max Kukurudziak

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